ET ROULE LE NAVIRE
W. IS RULING
Parcourant
la blanche immensité
D'un
Hiver éternel et glacé
D'un
bout à l'autre de la planète
L'univers dépeint noir sur blanc par les français Jacques Lob et Jean-Marc Rochette en 1982 repose sur un postulat profondément pessimiste. Sur une terre dévastée par un froid mortel, un train roule inexorablement vers nulle part, accomplissant sans fin le même trajet. Prisonniers dans le ventre de cette arche mécanique providentielle, les survivants ont fondé une nouvelle société hiérarchisée. Ce nouvel "ordre mondial" permet à la Sainte Loco de poursuivre sa route.
« Si la Machine s'arrête, nous mourrons tous ! »
Dans cette très libre
adaptation cinématographique de 2013, une dictature de droit divin
dirige les wagons d'une main de fer et ses officiels vouent un culte
à Wilford, le constructeur de la Machine (Le Transperceneige n'est
jamais nommé comme tel). Néo-Noé génial, Wilford (Ed Harris) préserve dans
sa grandiose miséricorde chaque spécimen de l'ancien monde :
l'homme et la femme, la faune et la flore, le riche et le pauvre, la
civilisation et la barbarie. Loi de l'entropie oblige, l'aristocratie
loge confortablement à l'avant dans une prison dorée tandis que le
vulgum pecus survit en queue de piste dans un fourgon à
bestiaux. Cet ordre social est immuable.
Désireux de renverser le régime et guidé par le sage Gilliam (John Hurt), les "queutards" multiplient en vain les révoltes sanglantes. Le jeune et placide Curtis (Chris Evans) est choisi pour diriger la prochaine révolution. Suivant l'aide d'un indicateur anonyme (?), il doit remonter le train pour trancher la tête du sauveur. Ce parcours vers la liberté semé d’embûches le dirige aussi vers la vérité, récompense bien plus importante et effarante.
Désireux de renverser le régime et guidé par le sage Gilliam (John Hurt), les "queutards" multiplient en vain les révoltes sanglantes. Le jeune et placide Curtis (Chris Evans) est choisi pour diriger la prochaine révolution. Suivant l'aide d'un indicateur anonyme (?), il doit remonter le train pour trancher la tête du sauveur. Ce parcours vers la liberté semé d’embûches le dirige aussi vers la vérité, récompense bien plus importante et effarante.
Au premier plan : le regard hypnotique de Ko Ah-sung, prisonnière professionnelle depuis The Host |
Des
surprises, le film en réserve et déjoue bien nos attentes. Pour
sûr, son habileté à varier les registres peut rebuter. Pourtant, force est de constater son audace.
Érudit du 9ème art, ne comptez pas sur votre expérience de lecteur. "Bien
adapter" ne rime point avec "copier-coller",
surtout quand il s'agit d'une bande-dessinée (pas vrai Zack Snyder
?) Le film ne suit donc pas les rails tracés par l’œuvre
originale. Réalisateur coréen de grand talent et co-scénariste du
film, Bong Joon-ho prend ses aises avec le matériau originel a priori difficilement adaptable. Il conserve le postulat,
le squelette et l'esprit du récit, mais réécrit tout. Grand bien lui fasse ! Quitte à déplaire aux
puristes de la sacro-sainte fidélité, Bong offre une histoire plus
trépidante et plus cinématographique. Il y injecte surtout ses
propres obsessions et livre une vision personnelle, à la fois
archi-violente et humoristique, généreuse et désespérée.
Faut
dire que le réalisateur aime jouer avec nos illusions. D'une intrigue
apparemment bête comme chou, il livre un récit plus tortueux et
passionnant qu'il n'y paraît de prime abord. La croisade linéaire
et manichéenne promise par la bande-annonce, l'affrontement entre
les gentils pauvres et les méchants richards façon Metropolis ou
le récent Elysium, prend rapidement un tournant plus
complexe et imprévisible. Les attentes sont bousculées à de
multiples reprises, autant pour le spectateur que pour le personnage
bong joon-hesque. Ce
piège des apparences est récurrent dans la filmographie du
réalisateur coréen. Que ce
soit dans Memories of Murder,
The Host ou Mother,
les antihéros sont
gavés de certitudes avant de se heurter à un mur, une situation
inextricable ; sombre tunnel tragique et absurde dans lequel les
protagonistes cherchent la lumière ; où la découverte d'une issue
est souvent illusoire.
Dans Snowpiercer, cette thématique récurrente est
représentée concrètement à l'écran. Le tunnel est le train.
Notons au passage que le dénouement génial et poignant de Memories
se déroule sur une voie ferrée et au porte d'un tunnel sombre.
Quant à savoir si c'est "coïncidence", "interprétation abusive de
l'esprit dérangé qu'est le mien" ou "leitmotiv du réalisateur" : ?
A vous de juger !
Reste au personnage à trouver une solution coûte que coûte, souvent en dépit du bon sens et de toute réflexion morale. Censé enrayer le réchauffement climatique, les hommes déclenchent involontairement une nouvelle ère glaciaire. Censé préservé l'humanité, le Transperceneige engendre un régime totalitaire aliénant. Censé arracher les siens à l'horreur, Curtis les mène au bain de sang. La fin justifie donc les moyens dans ce monde impitoyable où chacun peut être sacrifié pour la "bonne cause". Plus la horde sauvage ouvre de nouvelles portes et découvre un nouveau wagon, plus cette vérité apparaît. Le film nous éveille alors sur l'avenir de nos sociétés contemporaines fondées sur l'apparence et le cynisme.
Abstraite, métaphorique, mythologique, la quête de Curtis suit un parcours initiatique et satirique que ne renieraient ni Voltaire ni Socrate. Snowpiercer, c'est l'allégorie de la Caverne sur rail, un conte philosophique travesti en blockbuster bourrin, un vrai film intelligent sans en avoir l'air... un peu l'inverse de la trilogie Matrix en somme (non, ceci n'est pas un troll)
Certes on y trouve de la bagarre, mais elle n'est pas gratuite. Les scènes de
bastons sont de véritables réussites. Nerveuses, sèches, lisibles,
elles n'esthétisent jamais la violence extrême et suggèrent plus les
coups portés qu'elles ne les montrent vulgairement. Le cinéaste se soucie de l'éthique. Chaque scène d'action sert le propos du film et
regorge d'idées sympathiques et distrayantes (parfois d'un goût un peu douteux :
le super fighter qui sort de nulle part, c'est
un peu limite)
Humour du désespoir
Tout
comme le cinéma des frères Coen, le pessimisme déprimant est
contre-balancé par des traits incongrus d'humour burlesque, voir
grotesque. La poésie quant à elle est disséminée par notes subtiles et repose souvent sur la contemplation éphémère du désert
glacée, un paysage de mort magnifique. Les ruptures de
ton sont brutales et surprenantes mais n'altèrent ni le rythme ni la
cohérence du long-métrage. Ces touches humoristiques et poétiques
apportent à l’œuvre une certaine légèreté salvatrice et le
recul nécessaire face à l'action trépidante. L'essence du film et le cœur du cinéma de Bong Joon-ho se
situe d'ailleurs dans les décalages constants. Ce n'est sans doute
pas par hasard si la fameuse scène de l'école est placée à
mi-parcours, séquence sans doute la plus osée et barrée du métrage
(et qui titille les ciseaux de Harvey Weinstein, allez savoir pourquoi !).
Ce
tour de force provient d'une mise en scène millimétrée qui cadre
(presque) toujours le plan qui tue, d'un montage malin qui lie les enjeux et dans le jeu contrasté des
acteurs. Mason, incarnée par Tilda Swinton, semble tout droit tirée d'un film de Fellini, tandis que ses sbires sortent de Brazil. A travers eux, ce train prend des airs de cirque itinérant, dont les
clowns sont bourreaux, les passagers des pantins et le tout compose
une gigantesque mascarade artificielle. Face à elle, Chris Evans
impose un charisme froid et un regard insensible. A côté de lui,
Song Kang-ho campe Namgoong Mitsu, le maître des clefs. Cet acteur
caméléon de génie est évidemment excellent, bien qu'il soit mis
un peu en retrait.
Inspiré de la bande-dessinée, on rapproche aussi le dernier
Bong Joon-ho de l'univers vidéo-ludique. Le parcours
d'obstacles fait songer au Beat them All, Streets of Rage ou au
FPS (notamment le dystopique Bioshock). Mais ce film honore aussi son propre medium. Certes, les références au genre S-F et aux
classiques de la Speculative Fiction pullulent, mais allons plus
loin. Dans La Nuit américaine, Truffaut se prend pour
Apollinaire et utilise la métaphore d'un train qui avance dans la nuit pour décrire le
cinéma. En regardant Snowpiercer, on donnerait raison au cinéaste français (une fois n'est pas coutume). C'est du cinéma hybride et
du grand où le train, véritable personnage principal, défile
telle la pellicule dans la Machine à rêve. Où chaque wagon
reflète un genre cinématographique. Snowpiercer n'est sans doute pas l'oeuvre la plus aboutie de son auteur, ni la plus attachante (Memories of Murder rules !). Mais c'est un sacré
morceau de cinéma typiquement coréen. Pour certains, le Soleil
Vert du XXIème siècle, déjà un classique instantané de la
S-F.
Allez
savoir ? C'est du pur Bong Joon-ho. C'est déjà
énorme et ça rentre direct dans mon top 5 2013. Si le réalisateur coréen continue de filer à ce train d'enfer, je ne suis pas prêt de
quitter le convoi.
Le casting de l'année ? |
Mumu (du Haut-Canif)
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