03/03/2017

ANALYSE/CRITIQUE : MOONLIGHT (Barry Jenkins - 2017)

iii. du beau bleu à l'âme



Caresse. Couleurs. Grâce. Un film arrive rarement à conjuguer avec autant de maîtrise et de pudeur ces trois qualificatifs. Revenons donc sur ceux-là, quelques semaines après avoir vu Moonlight, car le film et ces trois mots ne nous ont pas quitté depuis.

Caresse
C'est celle qui entoure les personnages d'un grand bras protecteur. Dès le début, elle est là, figurée par un plan séquence tourbillonnant autour de Juan, occupé à gérer son petit trafic de drogue. Une réalité sociale de suite non balayée – elle est là – mais dépassée par la beauté de cette caresse. Juan trouve 'Little' Chiron planqué dans une cabane dégueux, tenant lieu de repère de drogués. Le gamin ne parle pas. Alors Juan l'héberge pour la nuit. Ça y est. La relation père/fils s'est enclenchée, et elle infuse bientôt toute cette première partie (« i. »), en quelques scènes, par les regards émerveillés du petit observant son modèle. Juan est celui qui répond à ses questions, qui essaye du moins ; quand sa mère est trop occupée par la boisson et les hommes. Encore une fois, c'est une caresse qui vient envelopper cette maman déglinguée : quand le réalisateur choisit de couper son cri, et de l'entourer dans le cadre d'une aura rose. Dans cette demeure familiale rude, le souffle généreux du réalisateur pousse ses personnages vers plus de lumières, comme pour leur dire « ça va aller ! ».


Sur la plage, dans le deuxième chapitre (« ii. »), le réalisateur enveloppe Chiron, grand Little, et Kevin, assis côte-à-côte, de ce même bras géant tant il arrive à les filmer aussi justement, aussi intimement, se retranchant légèrement, montrant des dos, une main qui se tord dans le sable. Un cran derrière par pudeur et délicatesse, 100% dans le cœur palpitant de Chiron. J'ai rarement vu de scène aussi belle que celle-ci.

Couleurs
Les caresses des mouvements de caméra de Jenkins s'accompagnent, se conjuguent à des fourmillements de couleurs vives et douces, échappées de rêveries wongkarwaiennes. Il y en a partout, du début à la fin, accompagnant le chemin du personnage, l'encourageant. Celle qui prédomine est enclenchée par Juan, quand ce dernier raconte à Chiron qu'un jour, une vieille dame lui a dit qu'à la lumière de la lune, sa peau noire semblait bleue. « Tu es bleu ! Je vais t'appeler Bleu » lui avait-elle lancé. C'est Juan qui a d'abord mis la lumière sur Chiron, au début du film quand il détache la planche qui recouvre la fenêtre de la cabane où s'est réfugié le petit, faisant fuir la pénombre. Il enclenche ensuite le bleu. Et Jenkins, protecteur, en distille tout son film. Oui, regarde autour de toi Chiron, les murs de ta maison sont d'un turquoise clair, les casiers, portes et murs de ton collège sont bleus, ton sac à dos est bleu vif, ton tee-shirt, ceux portés par ta mère; jusqu'à la lumière de la cuisine de ton apprenti dealer, les fenêtres des habitations croisées en route, les néons, et même ce reflet qui vient choper les yeux de Kévin, derrière ses fourneaux.
Pas étonnant qu'à la troisième partie de sa vie (« iii. »), Chiron devenu 'Black' (couleur scintillante, n'en déplaise à certains) s'orne les dents d'or. Comme une parade contre le doute, une armure de couleur face à la vie et ses montagnes.
L'affiche du film le clame aussi et elle est réussie pour cela : elle relie les trois visages de Chiron, avec chacun une couleur différente, de teintes très proches, mais différentes. Trois cœurs, trois états. Dans mon esprit, étrangement, quand j'y pense, il y a parfois trois personnages, Little, Chiron et Black, et pas seulement à cause des trois acteurs qui les interprètent. Il y a trois personnages, et en même temps un seul. Peut-être parce que chaque chapitre de cette vie a une densité folle, tout en faisant naître le suivant naturellement, et le complétant.
Par cette affiche, par ces images, par ces trois acteurs, il serait temps de bien comprendre, pour ceux qui, pauvres d'eux, ne le savent pas encore, que la couleur de peau est une couleur merveilleuse. Elle n'est pas une, mais multiple ; possède toutes les nuances inimaginables et possibles ; elle est le reflet tantôt d'un père de substitution, de cris déchirants, tantôt d'un désir. Elle est trop souvent assimilée à un quartier, un pays, une catégorie, un caractère ; elle est tellement plus que ça. Je ne suis pas Chiron, mais je pense que j'ai en moi au moins une couleur de commune avec lui. Peut-être ce joli rose, celui que j'aime choisir pour mes vêtements. Ou peut-être que c'en est une autre. Alors, voyons ce film comme il mérite d'être vu, comme un film qui réhabilite la couleur. Et je parle bien de la couleur de l'aura, celle qui accompagne l'humain et qu'on peut apercevoir quand on se penche un peu dessus. Jenkins filme cette aura, en découpant les contours des visages de ses personnages de couleurs qu'ils portent en eux.

Bleu Rouge Rose Jaune Soleil Noir Vert Nuit Turquoise

« Je vais me changer » lance Kévin alors qu'ils entrent tous les deux dans la maison de ce dernier, après son travail. Que met-il ? Un tee-shirt bleu.

Grâce
Barry Jenkins a réussi à raconter un personnage par le prisme des couleurs. Il a aidé Chiron à prendre conscience de sa propre couleur, lui qui ne sait pas trop comment être, n'ose pas être. Piquer le diam's à l'oreille de Kévin, le foulard sur la tête de Juan. « Who is you, Chiron ? ». C'est prodigieux qu'un réalisateur arrive à peindre aussi bien un personnage, et qu'il parle à travers lui de la peinture de tous.
Il réussit à chaque scène à envelopper son tri-personnage et ceux qui l'accompagnent d'une grâce qui le place à la fois tout en haut du monde (le film devient notre monde, pendant presque deux heures), et aussi tout près de nous (Chiron est à côté, c'est peut-être mon voisin de siège, à l'aura orangée). Il écrit chaque scène comme ce qu'on retiendrait d'une vie. Il réussit à donner corps, par le choix de ses comédiens formidables, à un trio de fragilités qui ne lâchera jamais car c'est son identité profonde : la fragilité chahutée d'un enfant, celle d'un ado frôlant le désir, et la fragilité de l'adulte, malgré la carapace tout en muscles. C'est bouleversant de corps et c'est aussi génialement cinématographique d'arriver à faire ça : outre la démarche, ou les muscles sculptés de Black, c'est être ramassé sur son plateau de cantine, relever la tête dans les couloirs du lycée, hésiter, relever les épaules ; rougir pendant tout le temps des retrouvailles avec celui qu'on a aimé ; se baigner dans une eau nouvelle entouré de bras puissants. C'est partager, en trois partitions, un même air interrogatif, une même attente, des mêmes silences.





Un quartier, un pays, les a priori, la misère d'une mère, la couleur de peau, une sexualité empêchée par tous les facteurs précédents : tout ça est dans le film et vous savez quoi ? Barry Jenkins fait avec, et leur dit FUCK. Oh non, je rectifie, cet homme est un poète, alors il dit plutôt : PUTAIN D'OBSTACLES, ON VOUS AIME, JE VAIS VOUS COLORER DE TOUTES LES COULEURS POSSIBLES, MON FILM SERA L'ARC-EN-CIEL DE CHIRON ; ET IL SERA LE VOTRE.

Rêver que le ciel puisse colorer une peau : le cinéma peut faire ça, il peut rendre les couleurs à leur juste valeur.



Subjuguement vôtre,

CHARLOTTE