26/06/2018

CRITIQUE : SANS UN BRUIT (John Krasinski, 2018)


A pas feutrés sur la ligne de vie



  Chouette, on est ravis d'apprendre que Merrill, Graham, Bo et Morgan ont des descendants, et qu'ils vagabondent dans les décors et motifs connus et reconnus du film à sursauts, pour notre plus grande jubilation, puisque le tout est parfaitement fait et joliment montré.
Une séquence d'ouverture fabuleuse où tout est là : un monde dévasté, plongé dans le silence car le bruit est devenu danger mortel. Une famille, à la file indienne, ayant réussi à trouver malgré tout un équilibre, réinventant la vie avec une autre mélodie : éviter les feuilles mortes au sol, marcher à petits pas dans l'escalier, jouer avec des pions de tissus. Et déjà, la famille en question est extra-ordinaire : grâce à la surdité de la petite fille, ils ont d'emblée un avantage, un langage commun. Elle sera la clé, comme Bo avant elle. Sauf qu'ici la famille ne fait pas naître les monstres de par son mal être comme dans le film de Shyamalan (Signes bien sûr, allons), les bêtes sont déjà là et la family va très bien, merci. Mais il s'agit encore une fois de la confronter à l'épreuve. La force de la survie sera en son sein même : le handicap de la fillette se révèle donc un atout, et très vite, un don. C'est même une étrange dissonance tout autant qu'une similarité qui se dessine, quand les créatures aveugles n'ont que leur ouïe, surdéveloppée, alors qu'elle ne l'a jamais eu. Formidable manière de marquer le monstre et l'enfant en une sorte de symétrie trouble.



A quoi ressemble une vie sur le fil, à pas feutrés, à quoi ressemble un monde de silence ? Peut-on seulement l'imaginer, à l'heure des villes, de l'hyper technologique ? D'ailleurs la scène où la mère regarde les écrans de surveillance évoque ce sujet, tel un spectacle ironique. Où vont les rires, les chants, les mots quand ils sont proscrits ? Le film égrene une poésie des souvenirs, ces choses qu'on a vues partir, ces musiques d'avant, le langage à réinventer, une oasis – cascade ici – à trouver comme salut. L'apocalyptique poétique, l'on pourrait dire, dans cette mouvance d'un genre survivaliste à la mode (et c'est tant mieux car on aime bien) : l'efficacité du suspens couplé à tout ce qui sous-tend ce monde de mutisme. Finalement, la présence de ce cher Michael Bay à la production est un peu le jeté d'épices sur les lignes lyriques de Krasinski. Ingrédients sponsorisés frousse qui n'ont plus besoin de faire leur preuve, lampe torche, escaliers qui grincent, cave, champ de maïs – c'est le jardin et la maison des Graham and co, on vous dit -, femme enceinte, etc ; face à cette néo famille pieds nus et ces monstres – Démorgorgon de Hawkins, Alien de qui vous savez, peu importe, ils sont figure et miroir, comme tout bon monstre qui se respecte, voilà pourquoi on jubile !



… et vive le maïs ! #cinqfruitsetlégumesparjour


Charlotte

09/04/2018

ANALYSE / CRITIQUE : SENSE 8 (Lana et Lily Wachowski - 2 saisons - 2015-2018)


La clameur de l'union


Unir et faire s'unir : toute histoire et tout entrelacement d'images que représente un film ou une série devraient tendre vers cette simple et universelle direction.
Sun, Wolfgang, Lito, Will, Nomi, Riley, Capheus et Kala sont sensitifs et s'en aperçoivent alors qu'on fait connaissance avec eux dans la saison 1 : ils sont nés le même jour et sont reliés par la pensée, peuvent être ensemble, partager et vivre ce que chacun d'eux vit alors même qu'ils sont dans des pays différents, l'Inde, l'Allemagne, l'Afrique, la Corée, ou les Etats-Unis. Ils forment un cercle. Tout d'abord décontenancés, ils apprennent à faire avec ces voix dans leurs têtes, et puis prennent conscience de l'évidence : sans eux tous, pas de un, comme l'auraient dit d'autres mousquetaires. La ruse scénaristique se transforme en véritable étendard quand il sera porté fièrement devant différentes assemblées, au fur et à mesure des épisodes.

Huit individus, tous marqués par des refus imposés par la société ou par leurs proches. Des individus doubles, divisés entre le Moi profond et le Moi Social qu'on veut leur faire revêtir, comme un uniforme. Nomi tout d'abord, née homme, se sait femme et se fait opérer contre l'avis de ses parents, qui la renient. Sun, fille d'un important homme d'affaires coréen, est elle bien née femme, dans un monde de requins qui veut à sa tête des hommes. C'est pour cela que le jour où son frère manque d'être accusé d'avoir détourné de l'argent de l'entreprise familiale, elle se dénonce à sa place et est envoyée en prison. Elle sera humiliée et souillée publiquement, alors que c'est un autre qui a commis les fautes dont on l'accuse. Kala est aussi une femme, née dans une famille également marquée – menottée - par la société, qui n'a de choix que de suivre les traditions de son pays, l'Inde. Ainsi, la voilà proposée en mariage à cet homme, bon parti, et puis généreux, attentionné. On l'a choisi pour elle. La Kala sociale que l'on veut se mariera à Rajan. Lito est le double par excellence : il en a fait son métier, il est acteur. Et un bon acteur, investi, même si les films dans lesquels il joue ne sont pas très bons. Dans ces derniers, il est le prototype du héros, parfaitement sculpté comme ses abdos, entouré de conquêtes féminines. C'est le rôle qu'on veut lui voir jouer, c'est ce qui marche, on lui pose cette étiquette. Pourtant, le vrai, sous le maquillage, est toujours aussi beau, mais plus fin que les bêtas qu'il interprète à l'écran, toujours soucieux d'employer le bon mot dans ses - pas toujours fameuses - répliques. Et puis ce n'est pas un homme à femmes, selon la formule, lui, il aime les hommes, enfin surtout un. Mais il le cache, parce que ce n'est pas bon pour la carrière du Lito de cinéma.
Capheus représenterait un peu le chemin opposé, quoique, lui aussi on va l'élever vers ce qu'il n'est pas vraiment et qui le dépasse : il va devenir, dans la saison 2, une icône qu'on affiche en grand dans les rues, un espoir pour les gens ; le petit gars ordinaire, bien dans ses baskets, va se retrouver sur scène, un peu comme sa star à lui, qu'il vénère, dont le visage recouvre le bus qu'il conduit, et qui lui a valu son surnom, Van Damme. Mais dans ce chemin, il reste lui-même, et c'est justement ce qui fera sa popularité.
D'ailleurs, dans l'épisode 2 de la saison 2, son speech face caméra, dans les rues de Kibera, est un moment pivot, pour lui, pour ses 7 amis – et pour la série. Se joue à ce moment-là quelque chose de grand : la montée de la clameur, la montée d'une revendication, celle de pouvoir être. C'est un double discours – la dualité continue : son interview est montrée en parallèle de celle de Lito, piégé par une journaliste lui posant des questions intrusives sur sa vie privée, dont des photos volées ont fait scandale dans la presse. Dans les deux cas, les deux intervieweuses n'ont que faire des individus devant leur micro et posent les mauvaises questions. La journaliste filmant Capheus ne partage pas sa vision, il faut qu'il lui explique la sienne, que les films qu'il aime « parlent de courage ». La journaliste du tapis rouge que foule Lito n'entend pas ses mots, pourtant sincères, elle veut juste une polémique, un commérage, l'attaquant verbalement. Les deux femmes s'arrêtent à des photos, des préjugés, ne vont pas au-delà. Là encore l'idée de la série prend tout son sens, parce que c'est chacun des sensitifs qui va s'exprimer devant ces micros, la voix sera multiple, le discours plus grand. Ils font figure d'enseignants, face à ceux qui ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, et vont utiliser des mots simples pour cela, clouant le bec à leurs interlocutrices, dans un écho formidable à entendre pour nous, auditeurs avides :
La Journaliste - Alors qui se tient ... ?
Capheus / Lito (et les autres) - Ici ? Qui suis je ? Vous voulez dire … d'où je viens ? Ce que je deviendrai ? Ce que j'ai fait ? Ce que je fais ? Ce dont je rêve ? Vous voulez dire … ce que vous voyez ? Ce que j'ai vu ? Ce qui m'effraie ou dont je rêve ? Ou qui j'aime ? Ce que j'ai perdu ? Qui suis-je ? En fait, je suis tout comme vous. Pas meilleur. Pas pire. Car personne n'a été ou ne sera la même personne que vous ou moi.

L'épisode en question s'intitule « Qui suis-je ? », donnant ainsi toute la place, toute l'ampleur à une réflexion sur l'être soi.



Nous parlions d'assemblées en introduction, et ce sont trois discours clés, prononcés en public, qui vont résonner haut et fort, tant pour celui ou celle qui les prononce, que pour leur cercle tout entier, et plus largement en devenant universalités.

Les héros se délivrent et clament qui ils sont par les mots : Lito a le plus grand mal à accepter d'être le porte-parole de la Gay Pride. Non sans appréhension, il finit par prononcer son discours (saison 2, épisode 6), plus de mensonge, plus de phrases toutes faites, enfin à nu « Toute ma vie j'ai du prétendre être quelqu'un que je n'étais pas ». Une délivrance pour lui de pouvoir crier ces mots – « I'm a gay man ! », applaudi par une foule en délire.
Les deux autres discours sont non souhaités, on essaye d'en dissuader l'émission. Au mariage de sa soeur (saison 2, épisode 9), Nomi est dévisagée par tous. Sa mère lui somme de ne pas prendre la parole. Un encouragement, bien sûr, pour qu'elle le fasse. Et c'est comme Lito, profondément sincère, qu'elle se tiendra derrière le micro, devant tous, en belle robe, chancelante sur ses talons, et non sans humour, elle va dire ce qu'elle est, sans fard.
Candidat aux élections, Capheus est menacé. Dans l'épisode 10 de la saison 2 - intitulé « Si le monde est une scène, alors l'identité n'est rien de plus qu'un costume » - la clameur atteint son apogée et tout son pouvoir avec le discours prononcé par le jeune Africain. Lui aussi est incertain, ne se sent pas à la hauteur. Ses mots sont tellement attendus ! Par toute une population, qui brandit son visage sur des pancartes ! Il n'aurait jamais imaginé ça, lui petit chauffeur de bus. Il s'avance timidement sur scène et son « Hello » est acclamé comme l'arrivée de Beyoncé au début d'un concert. Et lui aussi va se montrer sans atours. Il balance tout, comme jamais le ferait un homme politique. Parlant de sa famille, de son métissage. « Je suis Kikuyu. Je suis Luo. » « Il ne ressort jamais rien de bien quand les gens pensent plus à leurs différences qu'à leurs similitudes. J'imagine le même avenir que vous. Un avenir où les enfants pourront grandir sans que l'amour soit un mur. Seulement un pont. ». Ces mots fruits de la vérité et de la sincérité ne sont malheureusement pas audibles et compréhensibles à tous : déjà, une émeute dans la foule. Mais il a créé l'espoir, la naissance d'une pensée qui pourtant est déjà là, chevillée au corps – au cœur - de chacun qui un jour naît.

« L'amour est un pont, pas un mur, si on le laisse faire ».


Une bonne place donnée à l'individu, mais aussi, et ça va de pair, à son corps. Et les corps des acteurs ne sont pas toujours filmés de cette façon, c'est aussi ce qui donne à Sense 8 sa particularité. Les corps sont montrés parce que, premièrement, c'est l'enveloppe de l'individu, c'est ce qui le fait exister, c'est son expression et son rapport aux autres, peu importe ce qu'en pense l'entité sociale. Nomi a choisi un corps qui la représente enfin. Sun fait du sien un combat : experte en art martiaux, c'est la plus forte du groupe, elle sait donner les coups et n'a pas peur d'en prendre, aussi parce que ce corps, c'est sa carapace, façonnée à grands coups de douleur au fur et à mesure des années – rigueur d'une éducation, mort de sa mère, puis de son père, trahison du frère. On a beau l'enfermer, elle reste maîtresse de son corps, et ne s'abandonne d'ailleurs pas facilement à un rapport physique qui ne serait pas un combat - avec le policier. On note avec amusement que Sun est souvent dénudée, se baladant en sous-vêtements à la moindre occasion. Dans le tout dernier épisode – ce passage ferait même un peu gag, dès l'instant qu'on a remarqué cette faculté qu'a la série à déshabiller la Coréenne – on lui arrache la tenue de serveuse, perruque rose, petite jupe, qu'elle a mise pour se fondre dans la masse et piéger son frère lors du gala qu'il a organisé. Elle se retrouve en petite culotte argentée et brassière, et la demoiselle exécute ses cascades et course-poursuite ainsi. Et pour cause : c'est la vraie Sun qui est là, mise à nu, sans artifice, libérée, qui ne se cache plus, et elle fait face enfin à son frère. 



Elle n'est pas la seule à délaisser les vêtements. Lito et Wolfgang y vont de leurs abdos, le premier prenant toute sa dimension d'acteur exposé, veillant à entretenir son corps, le deuxième par sa violence animale, c'est peut-être le plus sombre personnage des huit, il a en lui une bonne part de rage, de sauvagerie, qui transpirent par son physique.

Enfin et c'est évident, les corps sont nus aussi parce qu'ils se trouvent, se désirent et s'aiment. Et là encore, toutes les séries et films n'osent pas cette exposition. Elle est fabuleuse dans Sense 8, parce que c'est par elle que l'on ressent à sa juste mesure la passion qui unit Lito à Hernando, Nomi à Amanita, Kala à Wolfgang. Montrer des corps qui s'aiment vraiment, voilà un fabuleux étendard à dresser fièrement en ces heures actuelles, tantôt trop policées, tantôt trop sombres, qui se trompent souvent de sujet, ou plutôt qui ne parlent pas des bons. Fortement inscrits psychologiquement, les personnages existent aussi physiquement, et leurs corps racontent leur lutte de tous les jours, leur lutte pour une vie ! Il était plus que pertinent de les montrer, riches de leurs différences, de leurs couleurs, de leur fougue. Tout cela a du être assez fantastique à jouer pour les acteurs de la série.
Sense 8 dévoile les mots et les corps, les montrant en spectacle pour clamer leur beauté.

Huit personnages qu'on aime de manière égale, chacun étant un plaisir à retrouver. Toutes les séries n'arrivent pas à ce résultat. C'est en partie, je pense, justement parce qu'ils sont tous la facette d'un tout, qu'ils ont leurs propres douleurs et faiblesses, et l'ensemble qu'ils forment les rendent forts, et existants. On les aime parce qu'ils sont l'union. Le montage est là pour faire vivre celle-ci concrètement, faisant passer, glisser un personnage dans le décor d'un autre, en flou, dans la profondeur de champ, en transparence. Comme des amis fantômes flottant au quotidien. La mise en scène s'autorise aussi des rêves de réunion, cette nage sous-marine au tout début de la saison 2 par exemple. Dans un autre temps, dans ce qui ne devrait pas être une utopie, ces formidables personnes-ages seraient réuni(e)s.

La série est belle quand elle arrive, par cette ode à l'union, à faire vivre les expressions – valeurs - qui manquent trop à nos sociétés : s'aider, se comprendre, se donner des forces, partager, se soutenir. Traverser les pays et effacer les frontières. Communiquer malgré les langues différentes.
Un cercle où il faut penser avec le cœur, et dont l'amour est le centre vibrant.

Et bien sûr, comme dans toutes les histoires, et surtout comme dans la vie, les purs sont pourchassés. On en veut à ce cercle d'amour vrai. Le mystérieux Whispers s'insinue dans les têtes des sensitifs, forçant Will à devenir toxico, se bourrant de drogues pour flouter son esprit. Mais l'union fait la force – jamais dicton n'a été autant à propos ! Ils vont lutter ensemble, en apportant à chaque obstacle rencontré, un don, une touche perso, une compétence. Nomi ses lumières de geek informatique, Capheus sa facilité à conduire n'importe quoi de motorisé, Will sa ruse de flic, Sun ses coups de poings, bien sûr. Et on jubile de les voir se superposer aux uns et aux autres dans un fabuleux ballet super réfléchi et hypra chorégraphié. Et puis les sensitifs ne sont pas enfermés dans leur propre cercle : qui est assez proche de l'un d'entre eux peut se joindre au ballet et apporter sa pierre à l'édifice, comme Amanita, dont on a l'impression qu'elle finit par voir ce que voit Nomi.
Sense 8, pendant ses deux saisons, ne cesse de lutter pour que l'amour triomphe. Basiquement. Simplement. Pour que chacun de ses héros soit libéré. Pour qu'ils jouissent de ce qui les définit profondément. Une histoire qui lutte sans relâche pour ses personnages, voilà la beauté.


Sense 8 s'est achevé au terme de la deuxième saison, mais un épisode final exceptionnel de 2h30 sera diffusé sur Netflix courant avril. On n'a pas besoin de vous préciser qu'on a hâte !



Charlotte