29/01/2019

ANALYSE / CRITIQUE : GLASS (M. Night Shyamalan, 2019)


Psychothérapie des héros


L'artiste fait irradier. Normalement, il est là pour exprimer, pour donner à voir ce qui est souvent intérieur, en tout les cas non verbalisé ; que ce soit le bien ou le mal. C'est son job, il est là pour ça. Il est alors bénéfique pour les autres. Mais qu'a-t-il gagné, en retour ? On souhaite à M. Night d'être heureux, dans tous les cas, on l'a reconnu. C'est lui qui irradie dans Glass, c'est sa lumière si particulière. C'est un bonheur de se retrouver dans ses plans, on s'y love comme près d'une cheminée, en étant parfaitement conscient de la possibilité du déséquilibre. C'est parce que tout y est pur, habité : c'est le réel qu'il filme pourtant tout le temps, avec si peu d'effets spéciaux, si peu de grimages. Et tout est là, dans cette subtilité qu'il a de donner à voir une histoire de genre fantastique avec autant de réalité possible. Ou l'inverse, donner à voir une histoire réaliste, en ne l'entourant que de fantastique. Il n'a toujours fait que ça, dans toutes ces histoires précédentes. Et c'est pertinemment ce que ne comprend pas le docteur Staple « Vous formalisez trop. » lui dit-on.

Bruce Willis filmé par Shyamalan... ça nous avait manqué 


Les couleurs du monde
Que voit donc Shyamalan dans l'œilleton de sa caméra, si les bâtiments, les rues, les maisons qu'il filme sont les mêmes que ceux que l'on voit nous ? Il n'en change rien pourtant. Sa pertinence réside dans le fait qu'il va y voir ce qui divise, ce qui traverse, ce qui en glisse, ce qui illumine. Un poteau qui scinde une voiture – et le plan dans le même temps – en deux, une pièce dont la profondeur va éloigner, puis rapprocher deux personnages, une table qui fait glisser la caméra d'un bout à l'autre, l'immensité d'un bâtiment qui rappelle au héros combien il est tout petit (hello, Cole). Et tiens, puisqu'on parle de lui, peut-être que c'est ça : Shyamalan aurait neuf ans éternellement, et il « voit le monde comme il est vraiment » tel que le dit Elijah à Luke, l'enfant de la horde McAvoy. Peut-être que c'est ça : on voit tout ce que voit Shyamalan, mais lui a gardé toutes les subtilités du monde, comme son Cole extralucide, alors que nous, nous avons pu en perdre pas mal en route.
L'artiste est là pour nous redonner à voir donc. Les couleurs sont particulièrement belles dans Glass : le orange automnal des briques de l'hôpital psychiatrique, le rose de la grande galerie, le jaune de la combinaison de Kevin, le violet du costume d'Elijah, le roux appuyé des cheveux du docteur Staple, le gris du ciel, et toutes ces teintes dont on ne saurait dire pourquoi elles sautent aux yeux, mais dont on est sûr qu'elles irradient. Ces couleurs sont à l'image du film en entier : tout en finesse. Elles poétisent mais inquiètent, elles sont là pour nous interpeller mais également résonner chez les personnages. De même, Shyamalan distille toujours les justes reflets au sein de ses images : dans la pupille d'Elijah, dans le rétroviseur de la voiture du docteur. Il ne se place jamais au hasard, et c'est pour cela que ses films sont précieux : ici, il sera dans la flaque d'eau alors que David Dunn s'échoue au sol, devenant une forme abstraite et sombre à l'image. Il sera au-dessus de Joseph alors que le jeune homme sort de l'hôpital, et nous le fait ainsi apparaître à l'envers. Recadrer le réel pour gentiment l'interroger.


Le violet pour Elijah

Le roux pour les cheveux du doc, le rose pastel pour la grande salle
 
Le jaune      


Les yeux dans les yeux
Subtilement encore une fois, Shy nous met à plusieurs reprises face à ses personnages. Ainsi, s'ils reflètent toujours beaucoup de choses plus grandes qu'eux, ils existent aussi à part entière. En mettant la caméra à la place de ce que regardent les personnages, comme l'ordinateur sur lequel fait des recherches Joseph, ou encore à la place des caméras de surveillance de l'hôpital psychiatrique, il nous fait nous regarder dans les yeux, avec eux. Ce n'est pas anodin. Ainsi, nous sommes bien témoins, partie prenante. Et c'est tout le propos de Glass et de sa conclusion : il ne faut pas nier les héros. Par héros, nous entendons personnages principaux – ils peuvent être bons, moins bons, mauvais. Il ne faut pas nier ceux qui font l'extra-ordinaire, ne pas cacher les fragiles. Il faut croire en la force de chacun, il faut soigner la douleur plus que tout. Cette vérité n'est pas bonne à entendre pour les autorités, on ne sait pas trop où la ranger dans les rayons placardés aux néons « héros » ou « vilains ». Dans un monde d'images modelées, il ne fait plus bon vivre pour les héros, trop subtils, alors ce sont les alliés, les personnages secondaires, qui vont sauver la vérité et la révéler. Le film est l'objet de l'artiste pour la clamer : c'en est fait avec Glass.



La déconstruction des héros
Implanter dans son scénario sa propre négation/contradiction, ainsi que sa propre analyse, c'est toute l'intelligence de Shyamalan, qui pointait déjà dans Split. Principalement par l'intermédiaire du personnage du docteur Staple, sorte de Dana Scully anti-surnaturel qui, dans cette géniale scène « rose » fait s'asseoir devant elle les trois « internés ». Et de discuter longuement avec eux en leur démontrant leur état ordinaire par A+B. On y croirait presque. D'ailleurs, David Dunn se laisse prendre un temps (sérieux, elle a cru qu'on allait gober que Bruce Willis est ordinaire ?). Shy est très fort. Il fait douter ses propres personnages. Il enlève la cape, rend légume et impuissant, fait taire les 23 identités. Et pose la question dans le même temps du genre, et de sa croyance. C'est poser une bombe dans son propre château. Laisser ses personnages se faire entendre la possibilité de leur non-existence. Analyser par une autorité a priori compétente son propre système d'écriture, au risque de faire s'écrouler l'entreprise. C'était le danger de voir s'en aller des spectateurs effrayés par cet abandon de fiction. Jamais dans aucun Marvel on aura vu des (super) héros se faire ainsi traités d'ordinaires. Les retrouver alignés comme de vulgaires objets d'études. C'est là où Shyamalan, et par extension ses personnages, sont plus malins que la théorie / le docteur Staple / la multitude des Marvel contemporains : ils osent s'autodétruire pour le bien collectif, pour faire parvenir la lumière sur eux, et s'exposer aux yeux de tous, pour la bonne compréhension du message - cette lumière qui divisent Patricia, Kevin et les autres. Shy laisse la Tour et son final bling bling à Tom 'M-I 36'. Mister Glass a prévu un meilleur happening. Il a trait aux origines, à l'en croire. Quelque chose de plus enfoui donc.

Elijah/Glass a tout compris grâce aux comics. C'est surtout qu'il faut savoir lire. Garder la foi. Arriver à comprendre. Trois choses essentielles qui traversent le cinéma de M. Night Shyamalan et qu'il ne faut pas cesser de se fixer comme règles de conduite. Qu'il continue de le redire, patiemment, poétiquement, sans brusqueries, quelque soit les traits qu'il fera prendre forme devant sa caméra. C'est essentiel.

Les héros sur la table
"- Si vous êtes des super-héros, pourquoi vous n'êtes que trois ?"

La vérité se trouve dans les bandes dessinées. A bon entendeur ...

CHARLOTTE