La clameur de l'union
Unir et faire s'unir :
toute histoire et tout entrelacement d'images que représente un film
ou une série devraient tendre vers cette simple et universelle
direction.
Sun, Wolfgang, Lito,
Will, Nomi, Riley, Capheus et Kala sont sensitifs et s'en
aperçoivent alors qu'on fait connaissance avec eux dans la saison 1
: ils sont nés le même jour et sont reliés par la pensée, peuvent
être ensemble, partager et vivre ce que chacun d'eux vit alors même
qu'ils sont dans des pays différents, l'Inde, l'Allemagne,
l'Afrique, la Corée, ou les Etats-Unis. Ils forment un cercle. Tout
d'abord décontenancés, ils apprennent à faire avec ces voix dans
leurs têtes, et puis prennent conscience de l'évidence : sans eux
tous, pas de un, comme l'auraient dit d'autres mousquetaires. La ruse
scénaristique se transforme en véritable étendard quand il
sera porté fièrement devant différentes assemblées, au fur
et à mesure des épisodes.
Huit individus, tous
marqués par des refus imposés par la société ou par leurs
proches. Des individus doubles, divisés entre le Moi profond
et le Moi Social qu'on veut leur faire revêtir, comme un uniforme.
Nomi tout d'abord, née homme, se sait femme et se fait opérer
contre l'avis de ses parents, qui la renient. Sun, fille d'un
important homme d'affaires coréen, est elle bien née femme, dans un
monde de requins qui veut à sa tête des hommes. C'est pour cela que
le jour où son frère manque d'être accusé d'avoir détourné de
l'argent de l'entreprise familiale, elle se dénonce à sa place et
est envoyée en prison. Elle sera humiliée et souillée
publiquement, alors que c'est un autre qui a commis les fautes dont
on l'accuse. Kala est aussi une femme, née dans une famille
également marquée – menottée - par la société, qui n'a de
choix que de suivre les traditions de son pays, l'Inde. Ainsi, la
voilà proposée en mariage à cet homme, bon parti, et puis
généreux, attentionné. On l'a choisi pour elle. La Kala sociale
que l'on veut se mariera à Rajan. Lito est le double par excellence
: il en a fait son métier, il est acteur. Et un bon acteur, investi,
même si les films dans lesquels il joue ne sont pas très bons. Dans
ces derniers, il est le prototype du héros, parfaitement sculpté
comme ses abdos, entouré de conquêtes féminines. C'est le rôle
qu'on veut lui voir jouer, c'est ce qui marche, on lui pose cette
étiquette. Pourtant, le vrai, sous le maquillage, est toujours aussi
beau, mais plus fin que les bêtas qu'il interprète à l'écran,
toujours soucieux d'employer le bon mot dans ses - pas toujours
fameuses - répliques. Et puis ce n'est pas un homme à femmes, selon
la formule, lui, il aime les hommes, enfin surtout un. Mais il le
cache, parce que ce n'est pas bon pour la carrière du Lito de
cinéma.
Capheus représenterait
un peu le chemin opposé, quoique, lui aussi on va l'élever vers ce
qu'il n'est pas vraiment et qui le dépasse : il va devenir, dans la
saison 2, une icône qu'on affiche en grand dans les rues, un espoir
pour les gens ; le petit gars ordinaire, bien dans ses baskets, va se
retrouver sur scène, un peu comme sa star à lui, qu'il vénère,
dont le visage recouvre le bus qu'il conduit, et qui lui a valu son
surnom, Van Damme. Mais dans ce chemin, il reste lui-même, et c'est
justement ce qui fera sa popularité.
D'ailleurs, dans
l'épisode 2 de la saison 2, son speech face caméra, dans les rues
de Kibera, est un moment pivot, pour lui, pour ses 7 amis – et pour
la série. Se joue à ce moment-là quelque chose de grand : la
montée de la clameur, la montée d'une revendication, celle de
pouvoir être. C'est un double discours – la dualité continue :
son interview est montrée en parallèle de celle de Lito, piégé
par une journaliste lui posant des questions intrusives sur sa vie
privée, dont des photos volées ont fait scandale dans la presse.
Dans les deux cas, les deux intervieweuses n'ont que faire des
individus devant leur micro et posent les mauvaises questions. La
journaliste filmant Capheus ne partage pas sa vision, il faut qu'il
lui explique la sienne, que les films qu'il aime « parlent de
courage ». La journaliste du tapis rouge que foule Lito
n'entend pas ses mots, pourtant sincères, elle veut juste une
polémique, un commérage, l'attaquant verbalement. Les deux femmes
s'arrêtent à des photos, des préjugés, ne vont pas au-delà. Là
encore l'idée de la série prend tout son sens, parce que c'est
chacun des sensitifs qui va s'exprimer devant ces micros, la voix
sera multiple, le discours plus grand. Ils font figure d'enseignants,
face à ceux qui ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, et
vont utiliser des mots simples pour cela, clouant le bec à leurs
interlocutrices, dans un écho formidable à entendre pour nous,
auditeurs avides :
La
Journaliste - Alors qui se tient ... ?
Capheus
/ Lito (et les autres) - Ici ? Qui suis je ? Vous voulez
dire … d'où je viens ? Ce que je deviendrai ? Ce que j'ai fait ?
Ce que je fais ? Ce dont je rêve ? Vous voulez dire … ce que vous
voyez ? Ce que j'ai vu ? Ce qui m'effraie ou dont je rêve ? Ou qui
j'aime ? Ce que j'ai perdu ? Qui suis-je ? En fait, je suis tout
comme vous. Pas meilleur. Pas pire. Car personne n'a été ou ne sera
la même personne que vous ou moi.
L'épisode en question
s'intitule « Qui suis-je ? », donnant ainsi toute
la place, toute l'ampleur à une réflexion sur l'être soi.
Nous parlions
d'assemblées en introduction, et ce sont trois discours clés,
prononcés en public, qui vont résonner haut et fort, tant pour
celui ou celle qui les prononce, que pour leur cercle tout entier, et
plus largement en devenant universalités.
Les héros se délivrent
et clament qui ils sont par les mots : Lito a le plus grand mal à
accepter d'être le porte-parole de la Gay Pride. Non sans
appréhension, il finit par prononcer son discours (saison 2, épisode
6), plus de mensonge, plus de phrases toutes faites, enfin à nu
« Toute ma vie j'ai du prétendre être quelqu'un que je
n'étais pas ». Une délivrance pour lui de pouvoir crier
ces mots – « I'm a gay man ! », applaudi par une
foule en délire.
Les
deux autres discours sont non souhaités, on essaye d'en dissuader
l'émission. Au mariage de sa soeur (saison 2, épisode 9), Nomi est
dévisagée par tous. Sa mère lui somme de ne pas prendre la parole.
Un encouragement, bien sûr, pour qu'elle le fasse. Et c'est comme
Lito, profondément sincère, qu'elle se tiendra derrière le micro,
devant tous, en belle robe, chancelante sur ses talons, et non sans
humour, elle va dire ce qu'elle est, sans fard.
Candidat
aux élections, Capheus est menacé. Dans l'épisode 10 de la saison
2 - intitulé « Si le monde est une scène, alors l'identité
n'est rien de plus qu'un costume » - la clameur atteint son
apogée et tout son pouvoir avec le discours prononcé par le jeune
Africain. Lui aussi est incertain, ne se sent pas à la hauteur. Ses
mots sont tellement attendus ! Par toute une population, qui brandit
son visage sur des pancartes ! Il n'aurait jamais imaginé ça, lui
petit chauffeur de bus. Il s'avance timidement sur scène et son
« Hello » est acclamé comme l'arrivée de Beyoncé au
début d'un concert. Et lui aussi va se montrer sans atours. Il
balance tout, comme jamais le ferait un homme politique. Parlant de
sa famille, de son métissage. « Je suis Kikuyu. Je suis
Luo. » « Il ne ressort jamais rien de bien quand les gens
pensent plus à leurs différences qu'à leurs similitudes. J'imagine
le même avenir que vous. Un avenir où les enfants pourront grandir
sans que l'amour soit un mur. Seulement un pont. ». Ces
mots fruits de la vérité et de la sincérité ne sont
malheureusement pas audibles et compréhensibles à tous : déjà,
une émeute dans la foule. Mais il a créé l'espoir, la naissance
d'une pensée qui pourtant est déjà là, chevillée au corps – au
cœur - de chacun qui un jour naît.
« L'amour est un
pont, pas un mur, si on le laisse faire ».
Une bonne place donnée à
l'individu, mais aussi, et ça va de pair, à son corps. Et
les corps des acteurs ne sont pas toujours filmés de cette façon,
c'est aussi ce qui donne à Sense
8 sa particularité. Les
corps sont montrés parce que, premièrement, c'est l'enveloppe de
l'individu, c'est ce qui le fait exister, c'est son expression et son
rapport aux autres, peu importe ce qu'en pense l'entité sociale.
Nomi a choisi un corps qui la représente enfin. Sun fait du sien un
combat : experte en art martiaux, c'est la plus forte du groupe, elle
sait donner les coups et n'a pas peur d'en prendre, aussi parce que
ce corps, c'est sa carapace, façonnée à grands coups de douleur au
fur et à mesure des années – rigueur d'une éducation, mort de sa
mère, puis de son père, trahison du frère. On a beau l'enfermer,
elle reste maîtresse de son corps, et ne s'abandonne d'ailleurs pas
facilement à un rapport physique qui ne serait pas un combat - avec
le policier. On note avec amusement que Sun est souvent dénudée, se
baladant en sous-vêtements à la moindre occasion. Dans le tout
dernier épisode – ce passage ferait même un peu gag, dès
l'instant qu'on a remarqué cette faculté qu'a la série à
déshabiller la Coréenne – on lui arrache la tenue de serveuse,
perruque rose, petite jupe, qu'elle a mise pour se fondre dans la
masse et piéger son frère lors du gala qu'il a organisé. Elle se
retrouve en petite culotte argentée et brassière, et la demoiselle
exécute ses cascades et course-poursuite ainsi. Et pour cause :
c'est la vraie Sun qui est là, mise à nu, sans artifice, libérée,
qui ne se cache plus, et elle fait face enfin à son frère.
Elle
n'est pas la seule à délaisser les vêtements. Lito et Wolfgang y
vont de leurs abdos, le premier prenant toute sa dimension d'acteur
exposé, veillant à entretenir son corps, le deuxième par sa
violence animale, c'est peut-être le plus sombre personnage des
huit, il a en lui une bonne part de rage, de sauvagerie, qui
transpirent par son physique.
Enfin
et c'est évident, les corps sont nus aussi parce qu'ils se trouvent,
se désirent et s'aiment. Et là encore, toutes les séries et films
n'osent pas cette exposition. Elle est fabuleuse dans Sense
8, parce que c'est par
elle que l'on ressent à sa juste mesure la passion qui unit Lito à
Hernando, Nomi à Amanita, Kala à Wolfgang. Montrer des corps qui
s'aiment vraiment, voilà un fabuleux étendard à dresser fièrement
en ces heures actuelles, tantôt trop policées, tantôt trop
sombres, qui se trompent souvent de sujet, ou plutôt qui ne parlent
pas des bons. Fortement inscrits psychologiquement, les personnages
existent aussi physiquement, et leurs corps racontent leur lutte de
tous les jours, leur lutte pour une vie ! Il était plus que
pertinent de les montrer, riches de leurs différences, de leurs
couleurs, de leur fougue. Tout cela a du être assez fantastique à
jouer pour les acteurs de la série.
Sense
8 dévoile les mots et
les corps, les montrant en spectacle pour clamer leur beauté.
Huit personnages qu'on
aime de manière égale, chacun étant un plaisir à retrouver.
Toutes les séries n'arrivent pas à ce résultat. C'est en partie,
je pense, justement parce qu'ils sont tous la facette d'un tout,
qu'ils ont leurs propres douleurs et faiblesses, et l'ensemble qu'ils
forment les rendent forts, et existants. On les aime parce qu'ils
sont l'union. Le montage est là pour faire vivre celle-ci
concrètement, faisant passer, glisser un personnage dans le décor
d'un autre, en flou, dans la profondeur de champ, en transparence.
Comme des amis fantômes flottant au quotidien. La mise en scène
s'autorise aussi des rêves de réunion, cette nage sous-marine au
tout début de la saison 2 par exemple. Dans un autre temps, dans ce
qui ne devrait pas être une utopie, ces formidables personnes-ages
seraient réuni(e)s.
La série est belle quand
elle arrive, par cette ode à l'union, à faire vivre les expressions
– valeurs - qui manquent trop à nos sociétés : s'aider, se
comprendre, se donner des forces, partager, se soutenir. Traverser
les pays et effacer les frontières. Communiquer malgré les langues
différentes.
Un cercle où il faut
penser avec le cœur, et dont l'amour est le centre vibrant.
Et bien sûr, comme dans
toutes les histoires, et surtout comme dans la vie, les purs sont
pourchassés. On en veut à ce cercle d'amour vrai. Le mystérieux
Whispers s'insinue dans les têtes des sensitifs, forçant Will à
devenir toxico, se bourrant de drogues pour flouter son esprit. Mais
l'union fait la force – jamais dicton n'a été autant à propos !
Ils vont lutter ensemble, en apportant à chaque obstacle rencontré,
un don, une touche perso, une compétence. Nomi ses lumières de geek
informatique, Capheus sa facilité à conduire n'importe quoi de
motorisé, Will sa ruse de flic, Sun ses coups de poings, bien sûr.
Et on jubile de les voir se superposer aux uns et aux autres dans un
fabuleux ballet super réfléchi et hypra chorégraphié. Et puis les
sensitifs ne sont pas enfermés dans leur propre cercle : qui est
assez proche de l'un d'entre eux peut se joindre au ballet et
apporter sa pierre à l'édifice, comme Amanita, dont on a
l'impression qu'elle finit par voir ce que voit Nomi.
Sense 8, pendant
ses deux saisons, ne cesse de lutter pour que l'amour triomphe.
Basiquement. Simplement. Pour que chacun de ses héros soit libéré.
Pour qu'ils jouissent de ce qui les définit profondément. Une
histoire qui lutte sans relâche pour ses personnages, voilà la
beauté.
Sense 8 s'est
achevé au terme de la deuxième saison, mais un épisode final
exceptionnel de 2h30 sera diffusé sur Netflix courant avril. On n'a
pas besoin de vous préciser qu'on a hâte !
Charlotte
douleurs et faiblesses, et l'ensemble qu'ils forment les rendent forts, et existants. On les aime parce qu'ils sont l'union.
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