iii. du
beau bleu à l'âme
Caresse. Couleurs.
Grâce. Un film arrive rarement à conjuguer avec autant de maîtrise
et de pudeur ces trois qualificatifs. Revenons donc sur ceux-là,
quelques semaines après avoir vu Moonlight, car le film et
ces trois mots ne nous ont pas quitté depuis.
Caresse
C'est celle qui entoure
les personnages d'un grand bras protecteur. Dès le début, elle est
là, figurée par un plan séquence tourbillonnant autour de Juan,
occupé à gérer son petit trafic de drogue. Une réalité sociale
de suite non balayée – elle est là – mais dépassée par la
beauté de cette caresse. Juan trouve 'Little' Chiron planqué dans
une cabane dégueux, tenant lieu de repère de drogués. Le gamin ne
parle pas. Alors Juan l'héberge pour la nuit. Ça y est. La relation
père/fils s'est enclenchée, et elle infuse bientôt toute cette
première partie (« i. »), en quelques scènes, par les
regards émerveillés du petit observant son modèle. Juan est celui
qui répond à ses questions, qui essaye du moins ; quand sa mère
est trop occupée par la boisson et les hommes. Encore une fois,
c'est une caresse qui vient envelopper cette maman déglinguée :
quand le réalisateur choisit de couper son cri, et de l'entourer
dans le cadre d'une aura rose. Dans cette demeure familiale rude, le
souffle généreux du réalisateur pousse ses personnages vers plus
de lumières, comme pour leur dire « ça va aller ! ».
Sur la plage, dans le
deuxième chapitre (« ii. »), le réalisateur enveloppe
Chiron, grand Little, et Kevin, assis côte-à-côte, de ce même
bras géant tant il arrive à les filmer aussi justement, aussi
intimement, se retranchant légèrement, montrant des dos, une main
qui se tord dans le sable. Un cran derrière par pudeur et
délicatesse, 100% dans le cœur palpitant de Chiron. J'ai rarement
vu de scène aussi belle que celle-ci.
Couleurs
Les caresses des
mouvements de caméra de Jenkins s'accompagnent, se conjuguent à des
fourmillements de couleurs vives et douces, échappées de rêveries
wongkarwaiennes. Il y en a partout, du début à la fin, accompagnant
le chemin du personnage, l'encourageant. Celle qui prédomine est
enclenchée par Juan, quand ce dernier raconte à Chiron qu'un jour,
une vieille dame lui a dit qu'à la lumière de la lune, sa peau
noire semblait bleue. « Tu es bleu ! Je vais t'appeler
Bleu » lui avait-elle lancé. C'est Juan qui a d'abord mis
la lumière sur Chiron, au début du film quand il détache la
planche qui recouvre la fenêtre de la cabane où s'est réfugié le
petit, faisant fuir la pénombre. Il enclenche ensuite le bleu. Et
Jenkins, protecteur, en distille tout son film. Oui, regarde autour
de toi Chiron, les murs de ta maison sont d'un turquoise clair, les
casiers, portes et murs de ton collège sont bleus, ton sac à dos
est bleu vif, ton tee-shirt, ceux portés par ta mère; jusqu'à la
lumière de la cuisine de ton apprenti dealer, les fenêtres des
habitations croisées en route, les néons, et même ce reflet qui
vient choper les yeux de Kévin, derrière ses fourneaux.
Pas étonnant qu'à la
troisième partie de sa vie (« iii. »), Chiron devenu
'Black' (couleur scintillante, n'en déplaise à certains) s'orne les
dents d'or. Comme une parade contre le doute, une armure de couleur
face à la vie et ses montagnes.
L'affiche du film le
clame aussi et elle est réussie pour cela : elle relie les trois
visages de Chiron, avec chacun une couleur différente, de teintes
très proches, mais différentes. Trois cœurs, trois états. Dans
mon esprit, étrangement, quand j'y pense, il y a parfois trois
personnages, Little, Chiron et Black, et pas seulement à cause des
trois acteurs qui les interprètent. Il y a trois personnages, et en
même temps un seul. Peut-être parce que chaque chapitre de cette
vie a une densité folle, tout en faisant naître le suivant
naturellement, et le complétant.
Par cette affiche, par
ces images, par ces trois acteurs, il serait temps de bien
comprendre, pour ceux qui, pauvres d'eux, ne le savent pas encore,
que la couleur de peau est une couleur merveilleuse. Elle n'est pas
une, mais multiple ; possède toutes les nuances inimaginables et
possibles ; elle est le reflet tantôt d'un père de substitution, de
cris déchirants, tantôt d'un désir. Elle est trop souvent
assimilée à un quartier, un pays, une catégorie, un caractère ;
elle est tellement plus que ça. Je ne suis pas Chiron, mais je pense
que j'ai en moi au moins une couleur de commune avec lui. Peut-être
ce joli rose, celui que j'aime choisir pour mes vêtements. Ou
peut-être que c'en est une autre. Alors, voyons ce film comme il
mérite d'être vu, comme un film qui réhabilite la couleur. Et je
parle bien de la couleur de l'aura, celle qui accompagne l'humain et
qu'on peut apercevoir quand on se penche un peu dessus. Jenkins filme
cette aura, en découpant les contours des visages de ses personnages
de couleurs qu'ils portent en eux.
Bleu
Rouge Rose Jaune Soleil Noir Vert Nuit Turquoise
« Je vais me
changer » lance Kévin alors qu'ils entrent tous les deux
dans la maison de ce dernier, après son travail. Que met-il ? Un
tee-shirt bleu.
Grâce
Barry Jenkins a réussi à
raconter un personnage par le prisme des couleurs. Il a aidé Chiron
à prendre conscience de sa propre couleur, lui qui ne sait pas trop
comment être, n'ose pas être. Piquer le diam's à l'oreille de
Kévin, le foulard sur la tête de Juan. « Who is you,
Chiron ? ». C'est prodigieux qu'un réalisateur arrive à
peindre aussi bien un personnage, et qu'il parle à travers lui de la
peinture de tous.
Il réussit à chaque
scène à envelopper son tri-personnage et ceux qui l'accompagnent
d'une grâce qui le place à la fois tout en haut du monde (le film
devient notre monde, pendant presque deux heures), et aussi tout près
de nous (Chiron est à côté, c'est peut-être mon voisin de siège,
à l'aura orangée). Il écrit chaque scène comme ce qu'on
retiendrait d'une vie. Il réussit à donner corps, par le choix de
ses comédiens formidables, à un trio de fragilités qui ne lâchera
jamais car c'est son identité profonde : la fragilité chahutée
d'un enfant, celle d'un ado frôlant le désir, et la fragilité de
l'adulte, malgré la carapace tout en muscles. C'est bouleversant de
corps et c'est aussi génialement cinématographique d'arriver
à faire ça : outre la démarche, ou les muscles sculptés de Black,
c'est être ramassé sur son plateau de cantine, relever la tête
dans les couloirs du lycée, hésiter, relever les épaules ; rougir
pendant tout le temps des retrouvailles avec celui qu'on a aimé ; se
baigner dans une eau nouvelle entouré de bras puissants. C'est
partager, en trois partitions, un même air interrogatif, une même
attente, des mêmes silences.
Un quartier, un pays, les
a priori, la misère d'une mère, la couleur de peau, une sexualité
empêchée par tous les facteurs précédents : tout ça est dans le
film et vous savez quoi ? Barry Jenkins fait avec, et leur dit FUCK.
Oh non, je rectifie, cet homme est un poète, alors il dit plutôt :
PUTAIN D'OBSTACLES, ON VOUS AIME,
JE VAIS VOUS COLORER DE TOUTES
LES COULEURS POSSIBLES,
MON FILM SERA L'ARC-EN-CIEL
DE CHIRON ; ET IL SERA LE VOTRE.
Rêver que le ciel
puisse colorer une peau : le cinéma peut faire ça, il peut rendre
les couleurs à leur juste valeur.
Subjuguement vôtre,
CHARLOTTE
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