15/01/2017

ANALYSE/CRITIQUE : QUELQUES MINUTES APRES MINUIT (A Monster Calls - Juan Antonio Bayona - 2017)

LA QUATRIÈME HISTOIRE
Après Simon


   L'Orphelinat, autre film de Bayona, s'ouvrait déjà sur un réveil soudain, agité par un rêve perturbé. Ce film-ci commence par un cauchemar, et montre très vite sa créature, passé l'heure solennelle de minuit. La nuit, les rêves fourmillent, féeriques ou sombres. C'est le moment où Conor s'installe au bureau de sa chambre et dessine, musique sur les oreilles. Le crayon attend, sur la page blanche, une nouvelle inspiration. Devant lui, affichés sur le mur, ses nombreux dessins, qu'on aimerait prendre le temps d'observer un à un : un œil ici, un étrange personnage là. Sa fenêtre est ouverte. Au loin, un arbre majestueux, et la silhouette d'une église. La fenêtre ouverte, déjà l'échappée.
Et puis sonne minuit et quelques, et soudain un monstre, sortant ses bras des racines de l'arbre. Il vient du cimetière, on l'aperçoit depuis la chambre : déjà, il est drôlement marqué, il vient presque d'apparaître avec sa propre définition, et déjà il est lié à Conor. Il va faire trembler le sol, casser tout un pan de mur de la maison, mais la mère endormie du garçon ne s'est pas réveillée ? Quand même ça fait beaucoup de fracas... Non, seul Conor le voit.



Malgré le feu intérieur qui rougeoie à travers son corps de bois, malgré la menace qu'il semble représenter, malgré l'échéance sans compromis qu'il donne au garçon, le monstre n'est là que pour des histoires. Les histoires seront la solution de Conor, qui voit sa mère chaque jour plus affaiblie par le cancer contre lequel elle lutte. Le monstre est venu du terrain en face de la maison, tel un Sphinx, raconter à Conor un premier récit, celui d'un roi. Le garçon réticent, se résout à l'écouter, entouré – prisonnier ? - des mains-lianes du géant. Mais il ne se laisse pas facilement faire, par cette façon qu'il a d'interrompre le récit « ça ressemble à un conte de fées » dit-il au monstre d'un air sarcastique. Ou encore, lors de la deuxième histoire : « - C'est quoi un apothicaire ? - C'est une sorte de pharmacien – Ah, tu aurais pu le dire dès le début », le jeune garçon ne veut pas de détours, d'enjolivures ou de métaphores, il veut déjà le sens de l'histoire, et le met en doute une fois obtenu. Un peu comme Cole déjouait le secret du tour de magie de Malcom dans Sixième Sens (Shyamalan, 1999), mettant à nu l'astuce, fatigué qu'on veuille lui faire croire ce à quoi il ne croyait plus.
 
Ont-ils cru, Conor et Cole ? Bien sûr, comme tous les enfants, mais ils sont à un moment de leur vie où l'imaginaire n'est plus assez fort. Devenus trop pragmatiques, trop froids par leur quotidien difficile, ils refusent maintenant le récit. Conor n'a même pas peur du monstre, il n'est plus impressionné, tant il a abandonné les histoires. Pourtant, il a des tonnes de dessins faits de ses petites mains ! Mais il cherche. Comme quand son crayon trace un carré, et que ce carré se fond, par le montage, sur le cadre de la fenêtre. Malgré lui, malgré son refus des histoires, il a appelé le monstre, sous son crayon. A l'aide !



  En plus d'aider son personnage, le film est précieux car il arrive à matérialiser l'histoire dans son sens le plus noble, la matérialiser à l'écran en la faisant s'emparer des murs d'une maison, celle de la grand-mère, quand les branches du monstre entourent tasses et bibelots tel du lierre.
Le film puise également dans les dons de son propre personnage : les récits contés par le monstre, présentés sous forme d'aquarelles à l'écran, ont l'air d'être de la même couleur que les autres images du film. Elles pourraient être nées sous les crayons de Conor. D'ailleurs, c'était une riche idée d'y mêler le garçon dans la deuxième histoire, et qu'il devienne ainsi personnage de son propre conte, qu'il casse lui-même le décor « Casse-la toi même » lui dit le monstre en parlant de la fenêtre. Et Conor de prendre un bout de branche sur le pied du monstre pour s'en servir comme batte.
C'est le cas d'autres plans du film, non plus dessins mais presque significations abstraites, tant ils sont construits. En exemple, ce plan de haut qui présente, côté droit, le trou béant et noir dans lequel vient de disparaître l'église, le cimetière et la mère, et côté gauche, le sol que l'éboulement a fait ressembler à de grosses écailles. Au centre de ces écailles, le monstre qui de haut fait penser à une plante séchée par le temps et le soleil. Et en face de lui, toute petite tâche à peine visible de si haut, Conor. Ce plan raconte l'histoire du film en fusionnant les moyens du cinéaste et ceux de son personnage – le dessin.
Peut-être qu'ainsi, par ces renforts multiples, les dessins de Conor, les aquarelles/récits, les plans de Bayona, on arrive à retranscrire la complexité des histoires, « ces créatures étranges » dit l'arbre, et celle des vies qu'elles content - « - C'est qui le gentil ? - Il n'y a pas toujours de gentil ou de méchant. Les hommes sont un peu entre les deux ».

  Dans l'Orphelinat, c'est Simon, 7 ans, qui était malade et condamné, et des fantômes l'entouraient, faits de peur, de refus et de réconfort, mais toujours suggérés à l'image, volontairement mystérieux. Ici, c'est la mère qui est souffrante, et la créature fantastique est cette fois-ci FRONTALE. On ne la cache pas derrière des portes, elle n'est pas hors-champ ; elle est immense et toque même à l'entrée. C'est rare de voir un monstre dialoguer à ce point avec un jeune héros, dans le sens qu'il lui dit des choses, lui fait dire des choses, le fait réagir. A l'inverse du BGG dans le film éponyme de Spielberg, créature qui apparaissait également à la fenêtre, de nuit, et qui embarquait dans sa grande main une petite fille. Ce géant était le prétexte pour la petite de partir à l'aventure, d'autant qu'il se révèle sympathique et drôle. Mais il se faisait dépasser par des géants encore plus grands que lui, et les péripéties traversées résidaient dans le fait de leur échapper, et de ne pas être mangée. La petite trouve à la fin, un dénouement heureux. Mais le monstre de Conor, émotionnellement, est tout autre. Il lui conte des histoires, il lui apprend comment il peut guérir par lui-même. Il n'est pas un compagnon d'aventure comme le BGG, mais une empreinte intérieure, un prolongement du garçon. Il est LUI, né dans sa tête, sous ses crayons, par sa fenêtre. Le BGG, en tout cas dans le film de Spielberg, sort de nulle part et son ombre recouvre l'orphelinat où se trouve la fillette, de la même façon que le monstre de Conor projette la sienne sur la maison ; mais la petite ne nous a pas été présentée, on sait à peine qui elle est, et donc, on ne mesurera pas l'impact du géant sur elle, si impact il y a eu. Conor, en quelques plans, nous l'avons en entier : son cauchemar, ses dessins, cette façon de le filmer seul marchant dans la rue, ou à ras du sol alors qu'il vient de se prendre un coup au ventre par un élève. On saisit sa violence, son cri, retranscrits dans cette fabuleuse scène où à l'école, Conor se défend enfin contre le garçon qui le tabasse tous les jours. Poing serré, le monstre se tient derrière lui comme une ombre, et partage sa course folle à travers la cantine, faisant voler les tables et les chaises. Invisible pour les autres, le monstre. Visible, le cri de Conor. Et nous spectateurs, nous avons la chance de voir les deux.



L'arbre-monstre est partout : au cimetière, dans la maison de Conor, dans celle de sa grand-mère, à l'école. Sauf dans une pièce. Vous savez, les pièces inquiétantes des films d'horreur dans lesquelles on redoute d'entrer, craignant que quelque chose en surgisse ? Il y a une pièce, chez la grand-mère, fermée à double-tour, que Conor essaye d'ouvrir une première fois, sans succès, et qu'il épie rapidement par le trou de la serrure, la lumière lui colorant la paupière joliment. Qu'est-ce donc, une pièce hantée ? Pas le moins du monde. Après la quatrième histoire, déterminante car c'est celle de Conor, la fin de sa douleur, la volonté d'une fin ; on découvre ce qu'elle cache : sa nouvelle chambre, sa nouvelle vie. Il y trouvera les dessins de sa mère, et la révélation de découvrir qu'elle partageait, plus jeune, le même arbre-monstre que lui – et quel frisson de voir la mère regarder la créature, dans sa dernière scène à l'hôpital.
C'est ce qu'a compris le film et qu'il utilise à merveille : le monstre ce n'est pas celui qui fait peur et qui est différent, c'est un narrateur, c'est un miroir, c'est un lieu, une chambre, une fenêtre, un dessin ; c'est Conor, c'est sa mère, c'est nous, c'est celui qui regarde ses ombres intérieures, c'est celui qui marche dans la rue seul, et pourtant accompagné.

L'arbre-monstre-ombre




CHARLOTTE

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