Encore injustement méconnu dans nos
contrées, Louis C.K. semble néanmoins être l'objet d'un culte de
la part d'une frange d'amoureux de la culture américaine et de son
humour. Le grand public hexagonal ne le connaîtra sans doute jamais
que vaguement et au fond, cela importe-t-il vraiment ?
Vu d'ici, il est même ardu d'affirmer
connaître son degré de popularité auprès du public américain,
malgré ses apparitions au cinéma (Blue Jasmine,
Trumbo, American Hustle) et ses multiples nominations
et récompenses aux très prisés Emmy Awards. Car malgré un humour
sur scène souvent très accessible – essentiellement mélange de
sexe, de masturbation et de fluides corporels –, le travail de
Louis C.K. est empreint d'une subtilité savoureuse pour qui sait la
voir.
Ses thèmes de prédilections dépassent
très souvent l'humour potache sous-pelvien et son sens de
l'observation, indispensable au performer de stand up qu'il
est, lui permet d'aborder tous les sujets sans ambiguïté. Dieu, la
religion, la mort, le racisme, le mariage, le divorce ou ses enfants
sont autant de thèmes qu'il développe et creuse depuis vingt-cinq
ans de manière frontale.
C'est là l'une des particularités de
C.K. : il semble dire la vérité. Il ne s'épargne jamais et met en
scène ses propres peurs, ses lâchetés, ses faiblesses et ses
défauts. Quitte à en rajouter. Souvent. Et lorsqu'il entre dans la
peau d'une version de lui-même à tendances misanthropes, impossible
de s'égarer sur le sens profond de son message. Jamais il n'existe
d'ambiguïté sur son ouverture d'esprit vis-vis des minorités, son
rejet des dogmes et des coercitions et son envie de foutre la paix
aux autres et de les laisser vivre leur vie.
Louis C.K. parvient dans le même
mouvement à souligner toutes les nuances que recouvre la vie
quotidienne et le peu de cas que l'on peut faire de tout ce que l'on
grave dans le marbre de manière définitive, avec cette exaltation
naïve d'adolescents. Il brûle les totems qu'il montre comme des prêts-à-penser dont la validité
ne peut être que limitée, rappelant qu'il est sain de remettre sans
cesse nos certitudes en question.
Sans doute l'épisode spécial de
quarante minutes de Louie, dans lequel il met en scène sa
véritable tournée au Moyen-Orient pour divertir les soldats d'Irak
et d'Afghanistan, en est l'exemple le plus parfait (S02E11).
Selon son propre aveu, il n'est ni un
pacifiste angélique, ni un belliciste ardent, et s'il ne se retrouve
guère dans l'idée des conflits armés et politiques menés pour des
raisons contrefaites auxquelles il ne croit certainement pas, il n'en
respecte pour autant pas moins les soldats qui se retrouvent sur le
terrain – leur organisation, leurs valeurs, leur courage et leurs
sacrifices.
Louie est acclamée
outre-Atlantique notamment parce qu'il se garde de tout jugement et
l'essentiel des personnages qu'il crée souligne toute l'ambivalence
de l'être – les guests comme les autres acceptent
d'écorcher leur image en jouant leur propre rôle sous un jour qui
n'est pas toujours le meilleur.
En développant une écriture sous
forme d'autofiction, Louis C.K. se met en scène lui-même, en tant
que comédien de stand up – "comique" dans l'acception
française du terme comedian, quelque peu restrictive.
Quadragénaire divorcé, père de deux filles, sa quête quotidienne
navigue surtout entre la recherche souvent désabusée d'une forme
d'amour à laquelle il croit sans plus y croire – mais en y croyant
quand même – et son métier d'artiste du rire qui le fait
rencontrer un nombre non négligeable de situations improbables. Le
tout ponctué de ses coups de blues et ceux de pas de bol – et Dieu
sait qu'il ne s'épargne pas là non plus.
Aussi à l'aise qu'il puisse être sur
scène, son personnage devient un gros nounours emprunté et timide,
maladroit et mal à l'aise avec les autres et surtout avec les
femmes. Il est avant tout un hypersensible, aussi sujet à des coups
de sang qu'aux conséquences des regrets immédiats qu'ils suscitent.
Un homme qui voudrait finalement tout bien faire mais se retrouve
sans cesse confronté à ses propres limitations, très humaines.
Si son personnage cherche d'abord à
faire rire lorsqu'il est sur scène, et en ce sens il rejoint le
comédien de stand up qu'il est dans la vraie vie, le C.K. qui met en
scène la série recherche des émotions plus complexes. Il manie
l'humour au sens premier et celui-ci diffère fondamentalement du
comique. L'humour peut faire rire là où le comique cherche
à faire rire. L'humour porte un regard sur les choses, souvent
cynique, en ce qu'il souligne le plus souvent la vacuité et la
vanité de nos actions, quand le comique pointe le décalage qui
forme un bug dans la matrice.
Le cynisme auquel nous nous référons
est lui-même très éloigné de la définition courante du terme de
nos jours, plutôt péjorative. Non, ici, nous entendons le cynisme
de Diogène et de sa philosophie, de cette clairvoyance sur nos
faiblesses et nos atermoiements, sur lesquels il convient de mettre
le doigt, sans pitié, de manière grinçante, parce que c'est
dérangeant. Précisément parce que c'est dérangeant. Et au
passage, on peut balancer une généreuse dose de sel et de citron
sur la plaie, histoire qu'elle reste vive pour surtout, surtout ne
pas être tenté de l'ignorer.
C'est ça l'humour. Cette capacité à
faire face aux paradoxes et à l'absurde des choses et des gens, et à
ne pas s'effondrer en les regardant droit dans les yeux. L'humour
peut adopter une forme comique mais n'y est pas circonscrit.
Il est plus que cela et il peut plus que cela. Il est la politesse du
désespoir, une pudeur et l'expression d'un amour profond de la
vérité, aussi douloureuse soit-elle.
Louie atteint pleinement cette
hauteur en créant une écriture et un style jamais vus dans le format
sitcom dans lequel elle se classe. La série est en ce sens
révolutionnaire, en ce qu'elle marie des formes nouvelles et
ringardise celles plus traditionnelles et déconnectées du monde
réel auxquelles nous avons été abondamment nourris (Friends,
How I met your mother, Big Bang Theory,…).
Ici, Louis C.K. propose un traitement
quasi documentaire et un ancrage dans le réel si fort que ses
incursions régulières dans le fantastique ou l'absurde absolu y
trouvent une place naturelle. Les dialogues, leur sens et leurs
sous-textes, le jeu des comédiens : tout est brillant de justesse.
Sa narration même, rarement linéaire, pose chaque épisode comme
une pierre développant un thème et dont l'assemblage propose un
édifice riche et complexe.
On sent avec netteté les influences
majeures de C.K. et le fait qu'elles ont été parfaitement digérées
pour construire son univers personnel. Il y a du Woody Allen dans les
hésitations et les peurs de ce new-yorkais jamais loin de la
dépression au cœur de ses interrogations existentielles. Il y a du
Scorsese et du Cassavetes dans la mouvance de sa caméra et la
liberté de jeu de ses comédiens, tout autant que dans les accents
jazzy de la série aussi.
Travaillant sur le malaise comme peu
d'autres avant lui, C.K. laisse au spectateur le choix de trouver
cela drôle ou non. Et même si certains épisodes sont clairement
traversés d'une terrible dimension dramatique, ils portent néanmoins
toujours en eux une touchante mélancolie et une poésie incroyable.
À cet égard, les épisodes en
flashback traitant de son enfance n'ont rien à envier aux meilleurs
films du grand écran. L'atmosphère, la mise en scène, le montage,
la musique, la justesse – encore. Tout contribue à développer un
propos dont la fraîcheur est exaltante.
Alors que les créateurs français
semblent peu à peu bénéficier d'une liberté plus grande
qu'auparavant pour créer de nouvelles formes dans le même registre
– rien à brouter de consistant depuis H –, les tentatives
osées de renouvellement dans le domaine se retrouvent pourtant
encore circonscrites à des placements de niches à la visibilité
peu évidente (Irresponsable ou Lazy Company, toutes
deux sur OCS) malgré leur succès critique.
L'espoir semble
néanmoins croître avec la récente programmation sur France 4 de
Loin de chez nous, un autre format en 26 minutes qui mêle
adroitement drame et comédie en développant une véritable approche
humoristique des choses de la vie et peu de doutes subsistent sur le
fait que son auteur Fred Scotlande fasse parti du cercle des amoureux
de Louis C.K.
La référence est excellente et le
résultat plutôt bon. Espérons qu'il ouvre une voie royale à ceux
qui se risquent dans l'inconnu de l'originalité.
RED FOX
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