les
Misérables
Les
beaux films cette année se passeront donc sur les routes. A
quelques similitudes équivoques, c'est au final une même recherche
qu'ils se partagent : celle d'un monde qui serait un peu moins dur,
malgré tout le foutoir de notre horizon contemporain qui fait
barrage.
Les
protagonistes de ce film, Toby et Tanner, deux frères, deux
braqueurs, et Marcus et Alberto, deux rangers, sont les quasi jumeaux
des héros du film de Bouli Lanners sorti en début d'année Les
Premiers, les derniers, et on se rêve à croire qu'ils
parcourent la même route. A chaque fois deux duos de chasseurs et de
chassés, deux camps qui émeuvent sans arriver à diviser le
spectateur.
La
mère de Toby et Tanner, en mourant, a laissé un lit vide, et un
crédit conséquent à la banque. La solution pour Toby est d'aller
chercher cet argent qu'il n'a pas où on le lui réclame : à la
Texas Midlands Bank. Il embarque dans son plan son frère, sorti de
prison depuis un an. La complicité des deux personnages, effritée
par le passage d'années difficiles est très justement évoquée par
le duo d'acteurs Chris Pine et Ben Foster, formidables de violence
rentrée, de sensibilité chahutée; très fins quand ils invoquent
par les jeux le souvenir d'une enfance.
Ce
duo va former un convoi de braqueurs d'abord amusants de gaucherie :
emprunts de caisses cabossées, billets qu'on va prendre en face
entre le plat et le dessert au restaurant et qu'on sert entre ses
bras en en laissant échapper plein, c'est Chaplin qui vient de faire
le braquage. Cet humour,
nous l'avons aussi par le biais de l'autre duo, celui des deux flics
: Marcus, à trois semaines de la retraite, ne s'affole pas trop de
cette série de braquages, ça l'amuse plus de chambrer son
partenaire Alberto, au sang indien et mexicain. Les deux rangers
dessinent un binôme gentiment comique à la Dupont et Dupond, ainsi
habillés de la même façon : « - Tu peux arrêter de
copier mes tenues? - Ce n'est pas ma faute si on a les mêmes
chemises, une orange, une beige, une blanche, alors forcément à un
moment on se retrouve habillés pareil ».
Ils
finissent par attendre, tout simplement, les braqueurs à la
prochaine banque sur le chemin – comme si en y songeant, le chemin
était clair dès le début...-, car l'intuition de Marcus ne le
trompe pas souvent, ce gars-là en a dans les bottes, il a vécu, on
la lui fait pas (Jeff Bridges âge indéfini, allure de cowboy qui
prend son temps désormais).
Un
humour, une décontraction suivis, même pourchassés dès le début
du film par une douleur pesante comme un boulet : ce putain de
crédit, qu'aurait certainement préféré ne pas laisser dans son
testament la mère des deux frères. Ce n'est pas que ça, il y a
aussi, et on n'a pas besoin de les énoncer pour les comprendre,
plein de choses qui ont capoté dans la vie des frangins : ce qui a
conduit Tanner en taule pour dix ans; ce qui a fait que Toby n'a pas
vu ses fils depuis un an, qu'il n'est plus avec sa femme, qu'on ne
sait pas trop s'il a une maison à lui. Cette douleur-boulet n'est
pas propre aux deux frères, elle est présente chez tous les
personnages croisés dans le film et offre ainsi un monde de
résonances. A l'image de cette jeune serveuse, qui fera la causette
à Toby et refusera de donner le pourboire que ce dernier lui a versé
au ranger qui lui réclame comme pièce à conviction. Elle l'a
trouvé trop sympathique, et plutôt pas mal, pour être braqueur.
Mais surtout, un pourboire de 200 dollars, ça va nourrir sa fille,
elle peut pas le donner. Cette scène là rappelle la jeune chômeuse
de Moi, Daniel Blake (Ken Loach) qui ouvre la boîte de
conserve à même le rayon car elle en peut plus, elle a trop faim.
La serveuse, Toby, même combat bien qu'ils ne se connaissent pas :
ils veulent tous s'en sortir et ils galèrent car on ne leur donne
pas de solutions. C'est le lot de tous les personnages du film;
d'ailleurs Toby insiste bien auprès de son frère sur le fait qu'on
ne braque pas les caissières ou le vieil homme qui attend au
guichet, mais la banque elle seule. Un Robin des bois qui prend pour
lui quand il ne peut faire autrement. C'est ce qu'on essaye de crier
très vite aux personnages qu'on a face à nous : arrêtez de vous
tirer dessus, vous livrez tous le même combat. Comme cette scène où
leur dernier braquage tourne à la fusillade car ils se sont pointés
plus tard que prévu et pas de bol, il y a une file de gens qui
attendent aux guichets. Les flics n'ont pas eu le temps d'arriver que
ce sont les habitants eux-mêmes qui s'occupent des braqueurs et
commencent à leur tirer dessus, puis à les poursuivre en voiture :
vue de haut, la voiture des deux frères est alors suivie de toute
une rangée de véhicules. C'est drôle comme un gag de l'arroseur
arrosé, mais c'est surtout un beau gâchis; il y a déjà des morts.
La misère quand elle n'est pas détectée, crée le tragique, et un
cercle infernal.
La
figure du cercle, nous l'avons dès l'ouverture du film par un
travelling circulaire qui présente une employée fumant sa cigarette
devant l'entrée de son magasin, fait le tour du parking et se
termine avec l'arrivée soudaine de deux braqueurs cagoulés. La
boucle est là, annoncée, elle sera leit-motiv de l'existence des
personnages, enfermés dans leur cercle comme un serpent qui se mord
la queue, semblables car tous misérables.
Le
cercle principal du film, le plus vicieux et dévastateur, nous
l'évoquions sans y mettre de nom : le cercle économique. Toby n'a
pas de travail et il n'est pas le seul dans cette région. Le chômage
crée la désertification des villes; créé lui-même par le système
capitaliste, incarnée par les banques. Le chômage est le point de
départ de nombreuses hypothèques immobilières (le ranch de la
famille de Toby dans ce film). Avec ses braquages, et en se faisant
reprendre la succession de son terrain par la Texas Midlands Bank, il
arnaque et re-rentre dans le même temps dans ce système, qu'il va
nourrir ensuite avec ses revenus de propriétaire. Une des raisons
pour lesquelles l'enquête à son égard ne sera pas plus poussée,
explique sa collègue à Marcus : le cercle économique est content,
nourri et peut reprendre son cours. A y réfléchir avec ces mots, on
dirait qu'on parle d'un monstre de film de genre; ce n'est peut-être
pas anodin, car quand ce cercle se représentera à nouveau dans le
film, un serpent viendra rôder aux pieds d'une des victimes de cette
mascarade.
Des
cercles comme des arènes, prenez par exemple ces « villes
fantômes » dont Alberto se demande comment elles peuvent
générer des banques; et c'est vrai, on se croirait dans un western,
où les villages sont des bourgs avec une seule rue principale dans
laquelle se trouvent le saloon, l'hôtel, et les banques. Et où on
se tire dessus et où on chasse l'étranger, ou l'indien.
A
ce titre Alberto est un autre dommagé collatéral du film, et
autre misérable. Son collègue le vanne amicalement tout le temps
sur ses origines. Et il est drôle. Et c'est aussi une douleur
propre, une douleur de l'Amérique plus généralement, d'un peuple
qu'on sait par le passé sacrifié, violenté, traumatisé. Alors
qu'ils attendent avec un café les deux braqueurs, Alberto le dit à
Marcus : avant, cette ville, c'était son territoire, celui de son
peuple. On les a chassés. Il est conscient du jeu des banques, des
gouvernements, des conquêtes, même si sa fonction de flic le place
un peu de ce côté. Dans la scène où les deux frères vont au
casino pour échanger l'argent, Tanner surnomme un homme d'origine
indienne de « seigneur des plaines ». L'homme lui répond
« seigneur de rien du tout », et lui explique que
comanche veut dire « ennemi de tout le monde ». « Comme
moi ! » lui répond Tanner. Le fait est que, à l'heure
moderne, où les conquêtes et guerres passées sont a priori
lointaines, on continue de lutter contre d'autres ennemis. Des
ennemis qu'on croit être des ennemis, sur un terrain qu'on croit
être celui de la Justice. Non, au final, ce ne sont que des
misérables qui s'entretuent entre eux, quand l'entité environnante
fait tourner l'argent et s'en félicite. De la même manière que,
chez Hugo, les Thénardier devenaient les méchants, sous le poids
lourd de la misère. L'image forte et crue de la cervelle apparente
d'Alberto, qui s'écroule touché par une balle à la tête, montre
le sang d'un peuple qui a coulé, et qui coule encore au 21ème
siècle.
Le
film aurait pu s'appeler Les Cowboys, et comme le film de
Thomas Bidegain qui porte ce titre – et est aussi par ailleurs, une
histoire qui se passe sur les routes -, il aurait dit par là que
rien n'a changé, ou si peu. Que les voitures avec musique à fond
ont juste remplacé les chevaux – ce plan savoureux où dans le
même cadre, s'alignent la voiture de Toby, un bolide vert clinquant
conduit par des jeunes, et un cheval et son cavalier à l'arrière
plan; un parallèle des générations et des temps qui
se succèdent. Sortant à pas pressés de l'hôtel où il n'arrive
pas à dormir, Marcus enroulé dans son plaid à motifs ressemble à
une imagerie de vieil indien sage. Et cet homme qui se dépêche
d'éloigner son troupeau car un incendie s'est emparé de ses champs,
à un cowboy : il est à cheval, et il dit aux deux rangers que même
à notre époque, il n'a pas d'autre solution que celle-là. Il leur
glisse que son fils ne veut pas reprendre ce boulot, et que ça ne
l'étonne pas. Ici se dit un lourd héritage, pas de cadeau pour la
suite, un peu comme ce que laisse malgré elle la mère des deux
frangins en partant.
Il
n'empêche. Sur cette route confuse et désespérée, la lumière de
l'image entoure à de nombreuses reprises les deux frères d'une
chaleur qui doit être celle d'une aube à venir - ils braquent les
banques au petit matin. Un signe d'espoir pour eux ? Comme à sa
manière Hugo couvrait de bienveillance ses personnages par son
écriture, même Javert. Tout comme Bouli Lanners faisait que le gris
du monde de ses héros nomades était doux. Dans Midnight Special
de Jeff Nichols, autre
film de fuite sur les routes, c'est un lever de soleil qui sera
salvateur. « L'avenir appartient à ceux qui se lèvent
tôt » répète Tanner à son frère, le sourire aux
lèvres.
Et
comme dans un autre film de Jeff Nichols, Loving, où la
maison familiale se construit enfin après un long combat, Toby
réussit à acheter ce qui était déjà sa maison – logique
contemporaine - et la sécurité et l'avenir de ses enfants, en
puisant le sol au sens propre.
Le
cercle menaçant dont nous parlions plus haut est néanmoins toujours
là. Il est là au moment de la confrontation folle entre Tanner, qui
se croit seigneur des plaines sur sa falaise, et l'armée de rangers.
Comme la masse de la tragédie qui s'abat dans l'arène, enfermant
ses personnages dans un espace sans issue. On sentait Tanner menacé
par son épée de Damoclès presque dès le début du film, par cette
façon de se tenir prêt à exploser, de ne pas suivre les règles,
de décoller à toute allure comme pour rattraper ses dix ans perdus,
quitte à se brûler les ailes. C'est un beau personnage, pris au
piège du cercle implacable dont il a conscience, j'en suis sûre,
presque tout le temps.
Il
n'est pas le seul. A la fin, Toby et Marcus discutent sous le porche,
leurs paroles partiellement recouvertes par le bruit des machines à
puiser le pétrole derrière eux, et leur mouvement cyclique,
répétitif, résonne comme pour les avertir d'une présence
persistante dont ils ne pourront se défaire.
Le
sol, s'il se révèle un puits d'une richesse bienvenue, s'il est
enfin une victoire, sera aussi toujours entaché de souvenirs
sombres. « Ça te hantera, ça me hantera aussi » :
si à ce moment les deux hommes parlent de leur histoire à eux, on
peut facilement voir que c'est un territoire plus grand que le leur
encore qui sera longtemps hanté. L'herbe sur laquelle s'attarde le
tout dernier plan pointe nos yeux sur le mauvais engrais dont elle se
nourrit – du pétrole pour faire taire à jamais un crédit, du
sang étalé. Elle doit être plus verte ailleurs, pensons-nous.
Et
cette image très forte des voitures ensevelies au fur et à mesure
de leur cavale par les deux frères crée un nouveau genre de
créature cinématographique : celle que fait naître un système
éminemment contemporain. Le convoi poétique à moteur amorcé par
les autres films que nous avons évoqués ici est alors sérieusement
menacé de disparition. Toby d'ailleurs à la fin ne court plus. Mais
vous aurez remarqué qu'il précise à Marcus que ce n'est pas sa
maison, mais celle de ses fils. Où ira-t-il ? Quelle est la route
sur laquelle il pourra s'échapper ? Quelle sera la suite de
l'histoire ?
la suite est sur la route... |
CHARLOTTE
Merci
à Marine
Rien que pour cette scène de braquage raté dont tu parles, il faut que je vois ce film !
RépondreSupprimerMerci pour la critique.