26/04/2016

ANALYSE/CRITIQUE : MIDNIGHT SPECIAL (Jeff Nichols - 2016)

POUR NOUS AIDER À VOIR

            Tout est lié. Surtout ce qui fait le plus sens. Partons d'où nous nous étions arrêtés. Je reprends le convoi métaphorique, la « voiture échappée » des Premiers, Derniers de ce cher Bouli, pour la faire rencontrer une autre voiture en fuite. A ce train-là, la voiture est d'ores et déjà proclamée véhicule d'envolée cinématographique 2016. A son bord, d'autres freaks, tentant d'échapper au camp de la 'norme' : Roy, son fils Alton, doué de pouvoirs et de yeux étranges; l'ami Lucas puis la mère. Le montage ne cessera jamais de mettre en opposition l'enfant bizarre et sa famille face au gouvernement (Nasa, Fbi) et face au dénommé Ranch.



            Que voit Alton quand les violents flashs blancs le transpercent ? L'autre monde, dit-il, juste au-dessus du nôtre. C'est tout le mystère, ça a l'air terriblement tentant, d'ailleurs un personnage qui les héberge une nuit pendant leur cavale, cède à la tentation de VOIR par ces yeux. On dirait un peu Frodon face au pouvoir attractif de l'anneau qu'il porte : il faut mériter le chemin pour accéder au bénéfice final.
             Alton est doté d'une ultra vision (non sans douleur à chaque fois), alors que parallèlement, il a été privé apparemment de tout un tas de choses jusqu'à maintenant, à cause de ce Ranch. Il découvre par exemple seulement les bandes dessinées. D'ailleurs ce petit débat dans la voiture est assez drôle entre Lucas, pro imaginaire, qui lui a prêté les bds, et son père, qui veut lui en interdire la lecture car il doit être dans la réalité. Mec, tu conduis un gosse qui ne ressemble à aucun autre et tu ne veux pas lui expliquer ce qu'est la kryptonite ?? Lol. Blague à part, ce petit différend entre les deux hommes montre que Roy (Curtis de Take Shelter/Michael Shannon, sur ses larges épaules) porte le poids de la réalité/société sur lui et qu'il lutte contre car elle est trop peu compréhensive, trop violente, trop enfermante. Prison versus lumière.
         Que lit Alton du monde, que capte-t-il avec son antenne Lego ? Que décrypte-t-il dans les ondes de radios humaines? Mon avis est qu'il lit/voit juste (le « juste » n'amoindrit pas, c'est un juste qui veut dire énorme :-) ) le monde différemment de la plupart des gens. Évidemment bien différemment des pensées sectaires de ce Ranch qui a l'air incroyablement flippant avec ses versets, ses rassemblements, cette unique voix, cette emprise; bien différemment aussi des autorités, de leur langage scientifique, à chiffres, ou médical (Alton envoie bouler la psy en deux secondes et demi). Différemment encore du langage de la foule – celui des médias, des rumeurs. Ces camps adverses le voient, c'est dit tel quel, comme une arme ou comme un messager. En gros, comme un truc utile à s'approprier. Ce camp qu'on appelait en introduction de la 'norme' est le plus effrayant de l'histoire, car plus très humain. L'allié qui se dessine très vite dans le camp adverse, que va directement choisir Alton, c'est l'esprit qu'on devine dès son premier plan moins guindé, moins robot, plus nuancé et apte à comprendre : l'agent Sevier (Darkyy junior !! définitivement du côté du Bien faut qu'il arrête de le nier :-) ). Il veut d'ailleurs venir avec eux, quand il rend Alton à sa famille. Un peu comme un gosse qui a compris l'essentiel, et qui se fout de ses jouets à la pointe de la technologie.
            L'affiche du film (outre le dresser comme un néo E.T. avec son drap :-) ) pointe du doigt cette lecture « à lunettes étranges » que fait Alton. Chaussez ces lunettes à votre tour, à mon avis, on peut embarquer facile et voir ce deuxième monde pousser sur nos maisons. Mister Babadook convoquait lui aussi à une 'bonne' lecture. Le confinement forcé du petit s'achève quand il affronte le soleil sans dommages, et qu'il comprend qui il est. Jolie scène pleine de possibilités de sens : dans cette fuite nocturne pour échapper aux hommes, ses yeux l'ont amenés à voir un soleil finalement tout proche.


       L'autre belle scène est celle qui le laisse rejoindre ce monde qui lui ressemble, alors que des étranges bâtiments ont poussé, comme des insectes futuristes sortis de nulle part, s'accrochant à nos murs, nos HLM, naissant au-dessus de nos champs, et que des silhouettes semi transparentes aux mêmes yeux que lui, dépassent sa mère au bord des larmes pour le rejoindre (réminiscente Kirsten Dunst ou la jeune Judy de Jumanji qui aurait grandi, toujours aux prises avec des créatures extra-ordinaires aimables et un monde - et une famille - à sauver). Alton peut partir.
          Et encore une fois, la famille mise en danger de Take Shelter, nous la retrouvons ici, alors qu'elle se forme physiquement une seule fois, dans cette scène où parents et fils se câlinent avant la séparation, gilets pare-balles sur le dos (cf la chemise protectrice de McConaughey dans Mud, nousaimonslesjolismotifsdeJNichols). On s'empresse d'ailleurs de bien serrer le gilet contre les balles des hommes, mais on a confiance dans les créatures de lumière jamais rencontrées...

« - Il ne faut pas que tu t'inquiètes, papa. - Je m’inquiéterai toujours. »
          L'histoire écrite par Jeff Nichols dans ce film est pleine de mystère, le hors champ foisonne, et pourtant il continue de dessiner son histoire de réalisateur avec en muse, comme un drapeau contre l'adversité, Michael Shannon qui ici nous ramène pas mal de Curtis (Take Shelter) par son besoin de confinement, sa lutte pour la survie; un même enfant qu'il agrippe de bras protecteurs. Il luttait dans Take Shelter avant tout contre lui-même : ici, il devient « ennemi public numéro 1 » balancé dans tous les médias. Profondément intime et familial dans Take Shelter, le drame trouve une plus grande échelle ici car l'enfant est pointé du doigt par tous. Le freak Shannon précédemment lambda, coincé dans sa petite ville, a grossi, grandi, à la fois sombre et angélique, il grossit comme ce genre de récit l'impose : la science-fiction, en général, double le jeu, les mondes, les surfaces, les temporalités.

Take Shelter                                                                                           Midnight Special
          Outre ces frontières nouvelles qui se dressent, le personnage de Roy est avant tout habité par la croyance. Il dit qu'il ne croit qu'en une chose, son fils. Depuis toujours, avant même que sa femme le suive dans ses convictions, bien avant que son pote Lucas, plus septique, plus interrogateur, cède également à cette croyance. Il était le seul à croire dans Take Shelter, puis amenait à la fin avec lui sa femme et sa fille, et puis nous spectateurs, résolus à voir par ses yeux cette tempête orangée qui approchait. Je suis convaincue que c'est cette FOI qui fait naître la lueur dans la pupille de Roy dans le dernier plan du film. Plus que n'importe quel monde, pouvoir ou créature, et qui ne correspond pas à une religion (de toute façon balayée ici par la présence de la secte). Les films de Nichols sont traversés par une quête pour croire, et ses acteurs habités de cette même mouvance. C'est la puissance d'un récit, quand il réussit à mettre en lumière le chemin.  

« Et s'il voulait rester là-bas ? »
           Bon, c'est aussi tellement plus que ça.
A l'heure où la plupart des films qui sortent sur les écrans disent TOUT, en d'énièmes dérivés (n°3 de Didi, voici ce qu'il y a au-delà du mur..., partie 2 de la dernière partie de..., X contre Y la revanche), basés quasi systématiquement sur des œuvres déjà existantes (romans ou comics ou bds), un petit gars écrit tout seul son propre scénar, et crée TOUT UN MONDE sans en faire étalage, et surtout en nous laissant des questions, et du mystère. Le monde est bien là, complet, riche, on débute le film en étant aux côtés de Roy dans sa fuite, et les indices nous sont livrés au fur et à mesure, par différentes voix, par de petits détails, par l'entrelacement de tous les personnages, en nous amenant à entrevoir et comprendre, mais sans tout présenter à l'image. Et puis la course touche à sa fin, et tout le reste de ce monde est à imaginer. Ce que nous a donné Jeff Nichols, que peu d'autres cinéastes donnent, c'est avant tout un chemin bordé d'un monde à découvrir. Et c'est une idée. Une idée que ça peut être possible. Qu'on peut aussi faire partie de cette bulle, si l'on y croit. Comme un certain Peter a pu taper dans ses mains pour faire vivre des fées. Cette idée qu'un monde nous attend, qu'il nous appartient d'y sauter, c'est une idée précieuse.

        Qui ose rêver de nos jours, quel auteur crée un enfant avec ce genre de yeux – à part Stephen King, je vois pas trop -, quel auteur laisse voir à son personnage un monde inconnu du nôtre, le garde pour lui, et choisit de nous offrir une brève apparition fantomatique du possible, du lointain... car c'est le choix de la poésie, et les œuvres actuelles en manquent tellement.
      S'il-te-plaît Jeff, encore plein de hors-champs merveilleux, encore des mondes soulevés de questions, encore de ces gentils marginaux(=humains, vous aurez compris), les Curtis, Mud, Ellis, Roy, Alton, qui se trouvent et font force ensemble et dressent envers et contre tout une famille; et que dure encore ce parcours fascinant à la découverte de Michael Shannon, pour connaître chaque détail de ce visage de statue plein de failles, de ce regard perçant traversé, il ne peut en être autrement, par tout ce que pense et imagine son réalisateur.

Et l'un des plus grands du moment... Voir du Monde, ne prenons pas des pincettes après tout !
CHARLOTTE

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