POUR NOUS AIDER À VOIR
Tout est lié. Surtout ce
qui fait le plus sens. Partons d'où nous nous étions arrêtés. Je
reprends le convoi métaphorique, la « voiture échappée »
des Premiers, Derniers de ce cher Bouli, pour la faire
rencontrer une autre voiture en fuite. A ce train-là, la voiture est
d'ores et déjà proclamée véhicule d'envolée cinématographique
2016. A son bord, d'autres freaks, tentant d'échapper au camp de la
'norme' : Roy, son fils Alton, doué de pouvoirs et de yeux étranges;
l'ami Lucas puis la mère. Le montage ne cessera jamais de mettre en
opposition l'enfant bizarre et sa famille face au gouvernement (Nasa,
Fbi) et face au dénommé Ranch.
Que voit Alton
quand les violents flashs blancs le transpercent ? L'autre monde,
dit-il, juste au-dessus du nôtre. C'est tout le mystère, ça a
l'air terriblement tentant, d'ailleurs un personnage qui les héberge
une nuit pendant leur cavale, cède à la tentation de VOIR par ces
yeux. On dirait un peu Frodon face au pouvoir attractif de l'anneau
qu'il porte : il faut mériter le chemin pour accéder au bénéfice
final.
Alton est doté d'une
ultra vision (non sans douleur à chaque fois), alors que
parallèlement, il a été privé apparemment de tout un tas de
choses jusqu'à maintenant, à cause de ce Ranch. Il découvre par
exemple seulement les bandes dessinées. D'ailleurs ce petit débat
dans la voiture est assez drôle entre Lucas, pro imaginaire, qui lui
a prêté les bds, et son père, qui veut lui en interdire la lecture
car il doit être dans la réalité. Mec, tu conduis un gosse qui ne
ressemble à aucun autre et tu ne veux pas lui expliquer ce qu'est la
kryptonite ?? Lol. Blague à part, ce petit différend entre les deux
hommes montre que Roy (Curtis de Take Shelter/Michael Shannon,
sur ses larges épaules) porte le poids de la réalité/société sur
lui et qu'il lutte contre car elle est trop peu compréhensive, trop
violente, trop enfermante. Prison versus lumière.
Que lit Alton du monde,
que capte-t-il avec son antenne Lego ? Que décrypte-t-il dans les
ondes de radios humaines? Mon avis est qu'il lit/voit juste
(le « juste » n'amoindrit pas, c'est un juste qui veut
dire énorme :-) ) le monde différemment de la plupart des
gens. Évidemment bien différemment des pensées sectaires de ce
Ranch qui a l'air incroyablement flippant avec ses versets, ses
rassemblements, cette unique voix, cette emprise; bien différemment
aussi des autorités, de leur langage scientifique, à chiffres, ou
médical (Alton envoie bouler la psy en deux secondes et demi).
Différemment encore du langage de la foule – celui des médias,
des rumeurs. Ces camps adverses le voient, c'est dit tel quel, comme
une arme ou comme un messager. En gros, comme un truc utile à
s'approprier. Ce camp qu'on appelait en introduction de la 'norme'
est le plus effrayant de l'histoire, car plus très humain. L'allié
qui se dessine très vite dans le camp adverse, que va directement
choisir Alton, c'est l'esprit qu'on devine dès son premier plan
moins guindé, moins robot, plus nuancé et apte à comprendre :
l'agent Sevier (Darkyy junior !! définitivement du côté du Bien
faut qu'il arrête de le nier :-) ). Il veut d'ailleurs venir avec
eux, quand il rend Alton à sa famille. Un peu comme un gosse qui a
compris l'essentiel, et qui se fout de ses jouets à la pointe de la
technologie.
L'affiche du film (outre
le dresser comme un néo E.T. avec son drap :-) ) pointe du doigt
cette lecture « à lunettes étranges » que fait Alton.
Chaussez ces lunettes à votre tour, à mon avis, on peut embarquer
facile et voir ce deuxième monde pousser sur nos maisons. Mister
Babadook convoquait lui aussi à une 'bonne' lecture. Le
confinement forcé du petit s'achève quand il affronte le soleil
sans dommages, et qu'il comprend qui il est. Jolie scène pleine de
possibilités de sens : dans cette fuite nocturne pour échapper aux
hommes, ses yeux l'ont amenés à voir un soleil finalement tout
proche.
L'autre belle scène est
celle qui le laisse rejoindre ce monde qui lui ressemble, alors que
des étranges bâtiments ont poussé, comme des insectes futuristes
sortis de nulle part, s'accrochant à nos murs, nos HLM, naissant
au-dessus de nos champs, et que des silhouettes semi transparentes
aux mêmes yeux que lui, dépassent sa mère au bord des larmes pour
le rejoindre (réminiscente Kirsten Dunst ou la jeune Judy de Jumanji
qui aurait grandi, toujours aux prises avec des créatures
extra-ordinaires aimables et un monde - et une famille - à sauver).
Alton peut partir.
Et encore une fois, la
famille mise en danger de Take Shelter, nous la
retrouvons ici, alors qu'elle se forme physiquement une seule fois,
dans cette scène où parents et fils se câlinent avant la
séparation, gilets pare-balles sur le dos (cf la chemise protectrice
de McConaughey dans Mud, nousaimonslesjolismotifsdeJNichols).
On s'empresse d'ailleurs de bien serrer le gilet contre les balles
des hommes, mais on a confiance dans les créatures de lumière
jamais rencontrées...
« - Il ne faut pas que tu t'inquiètes, papa. - Je m’inquiéterai toujours. » |
L'histoire écrite par Jeff Nichols
dans ce film est pleine de mystère, le hors champ foisonne, et
pourtant il continue de dessiner son histoire de réalisateur avec en
muse, comme un drapeau contre l'adversité, Michael Shannon qui ici
nous ramène pas mal de Curtis (Take Shelter) par son besoin
de confinement, sa lutte pour la survie; un même enfant qu'il
agrippe de bras protecteurs. Il luttait dans Take Shelter
avant tout contre lui-même : ici, il devient « ennemi public
numéro 1 » balancé dans tous les médias. Profondément
intime et familial dans Take Shelter, le drame trouve une plus
grande échelle ici car l'enfant est pointé du doigt par tous. Le
freak Shannon précédemment lambda, coincé dans sa petite ville, a
grossi, grandi, à la fois sombre et angélique, il grossit comme ce
genre de récit l'impose : la science-fiction, en général, double
le jeu, les mondes, les surfaces, les temporalités.
Take Shelter Midnight Special |
Outre ces frontières
nouvelles qui se dressent, le personnage de Roy est avant tout habité
par la croyance. Il dit qu'il ne croit qu'en une chose, son
fils. Depuis toujours, avant même que sa femme le suive dans ses
convictions, bien avant que son pote Lucas, plus septique, plus
interrogateur, cède également à cette croyance. Il était le seul
à croire dans Take Shelter, puis amenait à la fin avec lui
sa femme et sa fille, et puis nous spectateurs, résolus à voir par
ses yeux cette tempête orangée qui approchait. Je suis convaincue
que c'est cette FOI qui fait naître la lueur dans la pupille de Roy
dans le dernier plan du film. Plus que n'importe quel monde, pouvoir
ou créature, et qui ne correspond pas à une religion (de toute
façon balayée ici par la présence de la secte). Les films de
Nichols sont traversés par une quête pour croire, et ses acteurs
habités de cette même mouvance. C'est la puissance d'un récit,
quand il réussit à mettre en lumière le chemin.
« Et s'il voulait rester là-bas ? » |
A l'heure où la plupart
des films qui sortent sur les écrans disent TOUT, en d'énièmes
dérivés (n°3 de Didi, voici ce qu'il y a au-delà du mur...,
partie 2 de la dernière partie de..., X contre Y la revanche), basés
quasi systématiquement sur des œuvres déjà existantes (romans ou
comics ou bds), un petit gars écrit tout seul son propre scénar, et
crée TOUT UN MONDE sans en faire étalage, et surtout en nous
laissant des questions, et du mystère. Le monde est bien là,
complet, riche, on débute le film en étant aux côtés de Roy dans
sa fuite, et les indices nous sont livrés au fur et à mesure, par
différentes voix, par de petits détails, par l'entrelacement de
tous les personnages, en nous amenant à entrevoir et comprendre,
mais sans tout présenter à l'image. Et puis la course touche à sa
fin, et tout le reste de ce monde est à imaginer. Ce que nous a
donné Jeff Nichols, que peu d'autres cinéastes donnent, c'est avant
tout un chemin bordé d'un monde à découvrir. Et c'est une idée.
Une idée que ça peut être possible. Qu'on peut aussi faire partie
de cette bulle, si l'on y croit. Comme un certain Peter a pu taper
dans ses mains pour faire vivre des fées. Cette idée qu'un monde
nous attend, qu'il nous appartient d'y sauter, c'est une idée
précieuse.
Qui ose rêver de nos
jours, quel auteur crée un enfant avec ce genre de yeux – à part
Stephen King, je vois pas trop -, quel auteur laisse voir à son
personnage un monde inconnu du nôtre, le garde pour lui, et choisit
de nous offrir une brève apparition fantomatique du possible, du
lointain... car c'est le choix de la poésie, et les œuvres
actuelles en manquent tellement.
S'il-te-plaît Jeff,
encore plein de hors-champs merveilleux, encore des mondes soulevés
de questions, encore de ces gentils marginaux(=humains, vous aurez
compris), les Curtis, Mud, Ellis, Roy, Alton, qui se trouvent et font
force ensemble et dressent envers et contre tout une famille; et que
dure encore ce parcours fascinant à la découverte de Michael
Shannon, pour connaître chaque détail de ce visage de statue plein
de failles, de ce regard perçant traversé, il ne peut en être
autrement, par tout ce que pense et imagine son réalisateur.
Et l'un des plus grands du moment... Voir du Monde, ne prenons pas des pincettes après tout ! |
CHARLOTTE
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire