JULIA, ROEM ET JÉSUS
Il y a des films qui
continuent de vous suivre quelques temps après la projection. Ou
peut-être est-ce parce que l'on est encore un peu dedans. J'ai vu
Les premiers les derniers il y a deux
jours, depuis j'ai fait la fête, j'ai fait des courses, j'ai
cuisiné, parlé avec des amis, vu d'autres choses sur d'autres
écrans... et j'ai l'impression d'être encore sur cette route.
D'avoir été attrapée en route par ces personnages. Ils ont réussi
à choper un petit bout de moi qui fait que, même quand je fais
autre chose, j'ai des réminiscences de ce voyage. Des flashs.
J'ai rencontré deux
jeunes vagabonds simples d'esprit, deux Roméo et Juliette des
caniveaux, dont je n'ai pas mis longtemps à tomber folle amoureuse.
Les lieux
qu'ils traversent m'ont passionné, par la couleur apocalyptique qu'a
su y déceler Bouli Lanners (et ses formidables repéreurs, chouette
boulot), sans rien détruire via un logiciel de montage quelconque.
Il suffit de les regarder d'une façon particulière. Il suffit qu'il
n'y ait plus personne dans ces champs, dans cette station essence,
qu'on oublie – ou ne cherche plus - le corps mort près de ces
rails, malgré la carte d'identité, pour que ces lieux paraissent
ceux d'une science-fiction d'anticipation. Mais même les endroits
peuplés du film comme le bar ou l'hôtel, semblent sans vie.
Le viaduc qui ouvre le
film est terrible : est-ce réellement un viaduc ? Je ne sais pas
trop, il ressemble à un pont sans marche pour y accéder. Je ne veux
pas trop chercher plus loin ce qu'il est vraiment, il est mieux de
le garder mystérieux, il est tellement impressionnant, presque
irréel, semblant être un lien entre deux mondes, le ciel et la
terre ou ailleurs; les personnages sont en équilibre dessus – j'ai
eu peur qu'ils tombent, il n'y a pas beaucoup de place pour s'y tenir
et marcher... Sur ce viaduc irréel, ils rencontrent Jésus. Tout à
fait. On pourrait parler des heures entières de ce viaduc, il est
incroyable.
"T'es le vrai Jésus ?" |
Dans ces déserts
contemporains immenses, nos deux amoureux épris de vie, surlignés
par leur gilets orange fluo sur l'horizon grise mine, volent pour
manger, se cachent parce qu'ils sont incompris. Ils sont les freaks
d'une fin du monde qui s'ignore, vue par eux seuls, héros tragiques
abîmés, beaucoup moins jolis que d'autres, mais dont on comprend la
beauté dès l'instant qu'on s'attarde un peu sur eux.
La couleur principale
distillée dans le film c'est le gris.
Il y a beaucoup de personnages gris, comme la bande de gros bras
menés par Serge Riaboukine qui veut tabasser celui qui a agressé sa
femme. Mais le film n'est pas triste comme cette couleur pourrait le
faire penser. Car les personnages "pépites" ressortent
d'autant plus de ce gris : nos jeunes donc, tout sales et tout
orangés; le personnage de Suzanne Clément (soleil d'actrice), celui
de Michael Lonsdale (bien placé pour causer divin; je l'écouterais
des heures lui) entouré des fleurs de sa serre... Tous ces êtres
vont se croiser et s'aider sur cette route dont le grisâtre ne peut
s'ôter. Cochise (Albert Dupontel) arrête de suivre un "no
signal" pour choisir enfin sa route, Gilou (Bouli Lanners)
après l'immobilisation forcée, après s'être fait passeur d'âme
pour le squelette oublié, après avoir rassuré et recueilli,
retrouve ses pas. Et au diable la mission impersonnelle et vaine pour
un simple et dérisoire téléphone portable volé.
Un nouveau convoi se
forme, une voiture comme image poétique, léguée par la
bienfaitrice de passage qui n'en veut plus, et qui roule tout
sourire, faisant fi du probable (« il paraît qu'on va voir un
juge ! »), dessinant une route victorieuse.
Il est parfois difficile
de parler des sensations procurées par un film; pour celui-ci je
rattacherais simplement quelques autres compagnons de route à nos
héros : les bilaliens Julia et Roem, provenant d'un autre monde
d'errance, "en fin", également gris (même si bien sûr
plus coloré chez Bilal que chez Lanners), et qui se partagent des
étrangetés (le cerf du film, croisé deux fois par Cochise, semble
tout droit venir du bestiaire de Bilal). Ou encore le père et le
fils de La Route, pas pour la destruction littérale
présentée dans ce film, mais pour par exemple ce dénouement qui
laisse le fils au début d'une nouvelle route, inconnue, mais
accompagnée et prometteuse.
Bouli Lanners a trouvé,
dans ce très proche de soi qu'il filme, dans ce terre-à-terre, dans
ce monde terrible d'homme (investi puis abandonné par lui) ces
je-ne-sais-quoi que je n'arrive pas à formuler en mots : une
difformité, une spiritualité qui n'est pas celle d'une religion
définie, un infini, une échappée, une bizarrerie et une rêverie...
une quête que chacun a en soi. Ça ressemble à une fable car c'est
un chemin fait d'abstractions (le pont, Jésus, le cerf...), de
créatures (nos deux jeunes) et d'images/paraboles.
Il a tracé une voie,
dessiné une avancée pour les gentils siphonnés du bocal, les
solitudes heureuses et moins heureuses, les routiniers (appelons
ainsi ceux qui suivent leur route d'un pas lent).
Il a su capter quelque
chose d'indescriptible qui nous correspond terriblement dans ces
lieux tout autant familiers que de perdition, dans ces visages non
communs, exclus; dans ce mélange comme un tableau barbouillé à la
fois de tâches de fin imminente et de percées d'espoir.
CHARLOTTE
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire