04/03/2016

CRITIQUE/ANALYSE : LES PREMIERS LES DERNIERS (Bouli Lanners - 2016)

JULIA, ROEM ET JÉSUS


           Il y a des films qui continuent de vous suivre quelques temps après la projection. Ou peut-être est-ce parce que l'on est encore un peu dedans. J'ai vu Les premiers les derniers il y a deux jours, depuis j'ai fait la fête, j'ai fait des courses, j'ai cuisiné, parlé avec des amis, vu d'autres choses sur d'autres écrans... et j'ai l'impression d'être encore sur cette route. D'avoir été attrapée en route par ces personnages. Ils ont réussi à choper un petit bout de moi qui fait que, même quand je fais autre chose, j'ai des réminiscences de ce voyage. Des flashs.
         J'ai rencontré deux jeunes vagabonds simples d'esprit, deux Roméo et Juliette des caniveaux, dont je n'ai pas mis longtemps à tomber folle amoureuse.


            Les lieux qu'ils traversent m'ont passionné, par la couleur apocalyptique qu'a su y déceler Bouli Lanners (et ses formidables repéreurs, chouette boulot), sans rien détruire via un logiciel de montage quelconque. Il suffit de les regarder d'une façon particulière. Il suffit qu'il n'y ait plus personne dans ces champs, dans cette station essence, qu'on oublie – ou ne cherche plus - le corps mort près de ces rails, malgré la carte d'identité, pour que ces lieux paraissent ceux d'une science-fiction d'anticipation. Mais même les endroits peuplés du film comme le bar ou l'hôtel, semblent sans vie.  


          Le viaduc qui ouvre le film est terrible : est-ce réellement un viaduc ? Je ne sais pas trop, il ressemble à un pont sans marche pour y accéder. Je ne veux pas trop chercher plus loin ce qu'il est vraiment, il est mieux de le garder mystérieux, il est tellement impressionnant, presque irréel, semblant être un lien entre deux mondes, le ciel et la terre ou ailleurs; les personnages sont en équilibre dessus – j'ai eu peur qu'ils tombent, il n'y a pas beaucoup de place pour s'y tenir et marcher... Sur ce viaduc irréel, ils rencontrent Jésus. Tout à fait. On pourrait parler des heures entières de ce viaduc, il est incroyable.

"T'es le vrai Jésus ?"
           Dans ces déserts contemporains immenses, nos deux amoureux épris de vie, surlignés par leur gilets orange fluo sur l'horizon grise mine, volent pour manger, se cachent parce qu'ils sont incompris. Ils sont les freaks d'une fin du monde qui s'ignore, vue par eux seuls, héros tragiques abîmés, beaucoup moins jolis que d'autres, mais dont on comprend la beauté dès l'instant qu'on s'attarde un peu sur eux.

           La couleur principale distillée dans le film c'est le gris. Il y a beaucoup de personnages gris, comme la bande de gros bras menés par Serge Riaboukine qui veut tabasser celui qui a agressé sa femme. Mais le film n'est pas triste comme cette couleur pourrait le faire penser. Car les personnages "pépites" ressortent d'autant plus de ce gris : nos jeunes donc, tout sales et tout orangés; le personnage de Suzanne Clément (soleil d'actrice), celui de Michael Lonsdale (bien placé pour causer divin; je l'écouterais des heures lui) entouré des fleurs de sa serre... Tous ces êtres vont se croiser et s'aider sur cette route dont le grisâtre ne peut s'ôter. Cochise (Albert Dupontel) arrête de suivre un "no signal" pour choisir enfin sa route, Gilou (Bouli Lanners) après l'immobilisation forcée, après s'être fait passeur d'âme pour le squelette oublié, après avoir rassuré et recueilli, retrouve ses pas. Et au diable la mission impersonnelle et vaine pour un simple et dérisoire téléphone portable volé.
          Un nouveau convoi se forme, une voiture comme image poétique, léguée par la bienfaitrice de passage qui n'en veut plus, et qui roule tout sourire, faisant fi du probable (« il paraît qu'on va voir un juge ! »), dessinant une route victorieuse.

         Il est parfois difficile de parler des sensations procurées par un film; pour celui-ci je rattacherais simplement quelques autres compagnons de route à nos héros : les bilaliens Julia et Roem, provenant d'un autre monde d'errance, "en fin", également gris (même si bien sûr plus coloré chez Bilal que chez Lanners), et qui se partagent des étrangetés (le cerf du film, croisé deux fois par Cochise, semble tout droit venir du bestiaire de Bilal). Ou encore le père et le fils de La Route, pas pour la destruction littérale présentée dans ce film, mais pour par exemple ce dénouement qui laisse le fils au début d'une nouvelle route, inconnue, mais accompagnée et prometteuse.


        Bouli Lanners a trouvé, dans ce très proche de soi qu'il filme, dans ce terre-à-terre, dans ce monde terrible d'homme (investi puis abandonné par lui) ces je-ne-sais-quoi que je n'arrive pas à formuler en mots : une difformité, une spiritualité qui n'est pas celle d'une religion définie, un infini, une échappée, une bizarrerie et une rêverie... une quête que chacun a en soi. Ça ressemble à une fable car c'est un chemin fait d'abstractions (le pont, Jésus, le cerf...), de créatures (nos deux jeunes) et d'images/paraboles.
         Il a tracé une voie, dessiné une avancée pour les gentils siphonnés du bocal, les solitudes heureuses et moins heureuses, les routiniers (appelons ainsi ceux qui suivent leur route d'un pas lent).
     Il a su capter quelque chose d'indescriptible qui nous correspond terriblement dans ces lieux tout autant familiers que de perdition, dans ces visages non communs, exclus; dans ce mélange comme un tableau barbouillé à la fois de tâches de fin imminente et de percées d'espoir.

CHARLOTTE

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