25/02/2016

CRITIQUE/ANALYSE : CAROL (Todd Haynes - 2016)

CADRES ET POSTURE CONTRE ETRE SOI



         Un plan dit tout du film : il se situe juste après la première rencontre des deux femmes au magasin de jouets. Il montre Thérèse (Rooney Mara) ouvrant son casier pour y ranger son bonnet de Noël, distribué par leurs responsables le matin même. Elle est un peu sonnée, et attend quelques secondes, immobile devant son casier. Le surcadrage de l'image (plan + cadre du casier) et au même moment, le retentissement de la sonnerie qui clôt la journée de travail, lance le mélodrame. Thérèse, malgré la petite folie du bonnet de Noël (bien qu'ici avant tout une obligation professionnelle), est appelée par cette brutale sonnerie à se réveiller de sa rêverie, et nous sommes également prévenus par l'image que l'horizon sera, pour elle, "empêché". Ce plan prépare, explique et résume le film de Todd Haynes : il dit à la fois la femme, le portrait, les conventions et l'absence de liberté.


   Les deux femmes n'auront alors de cesse d'être toutes les deux "emprisonnées", filmées tout au long du film derrière des vitres, des fenêtres, des pare-brises, dans des miroirs ou à travers des embrasures de portes. Même quand le moment ne semble appartenir qu'à elles, le monde autour, puisqu'il est filmé aussi, puisqu'il est là, se rappelle à nous comme figure écrasante.



        Cette histoire de deux femmes vue à travers le monde des convenances sociales, de la bienséance, d'une posture obligatoire est glaçante, par ces regards jetés par des passants, dans ces lieux où l'on n'a pas envie d'être, dans ces dîners dégoûtants de mondanité, et jusqu'aux tenues qui serrent les corps pour leur imposer une droiture : si les robes de Carol sont magnifiques et lui vont à merveille, elles ne cessent de nous rappeler le fardeau / porte-étendard d'une classe sociale qui dirait « regardez, je parade » et de la rigueur de ses conventions. Le port altier de Cate Blanchett impose une assurance que n'a pas Thérèse, petite vendeuse moins aisée et moins expérimentée; et dans le même temps, il nous fait deviner son possible rapide déséquilibre. Cela rappelle ce même port de tête et posture de corps qu'avait Nicole Kidman dans Les Autres, quand le déséquilibre soudain s'invitait lui aussi dans ce manoir familial pourtant fermé à double tour, et que la fermeté bourgeoise vacillait.

          Cate Blanchett. Un petit instant de réflexion sur cette actrice s'impose. On pense la voir beaucoup, la connaître. Moi-même, avant la séance, je me suis dit tiens, encore un rôle de femme mondaine, qui va être déstabilisée de sa confortable place dorée, comme dans Blue Jasmine de Woody Allen. Ouais. Sauf qu'à chaque nouvelle rencontre avec Cate Blanchett, une nouvelle nuance est là. Dans Carol, son personnage est pris entre plusieurs feux : celui de la passion, celui de la société, celui de la famille. Elle concentre tout ça dans son jeu. Cette façon de lever la nuque, pencher sa tête au restaurant et envoyer bouler le monde. Une manière de porter sur ses épaules, comme une cape, son imposant manteau de fourrure, car je suis une grande dame, mais ce foutu manteau m'écrase. Cette façon d'être dans le cadre social parfait, assise au sol devant le sapin de Noël, occupée à emballer un cadeau. Cette façon de regarder Thérèse dans la première partie du film, des yeux qui fusillent; on ne voit pas très bien comment aurait pu résister Rooney Mara. Elle ressemble à un Valmont en manteau de fourrure, assurée de la certitude de son pouvoir de séduction, et bientôt fragilisée par l'amour vrai. Ce moment où elle fait tomber sans faire exprès son mari après une dispute, cet autre où elle donnera elle-même la conclusion du procès pour la garde de sa fille, tout en sacrifice personnel, sagesse, calme et révélation de soi-même, faisant taire le petit comité installé autour d'elle. Tout le monde peut porter des talons aiguilles, sauf que quand c'est Cate, et pour cette histoire là, elle les porte avec la classe qu'elle a, mais dans son empressement pour rejoindre sa fille par exemple, on sent facilement dans sa démarche qu'elle peut défaillir. Et en même temps, elle ne tombera pas. Ce rôle condense l'intensité, l'étrangeté, la sensibilité et la folie d'une actrice tout en grandeur.


        Face à elle, Thérèse est dès le premier instant, fascinée par Carol. Elle aime cette 'image' Carol qui vient d'arriver dans son monde, elle la photographie d'ailleurs à foison. Elle découvre, elle apprend. Mais c'est aussi elle qui va rendre à Carol sa liberté de femme, en l'amenant vers un autre chemin : bientôt, elle la précède plutôt que de la suivre, elle répond à sa place à la personne de l'hôtel qui lui demande le numéro de leur chambre, c'est elle qui va choisir la suite de luxe. Elle change le regard assuré, joueur et fier de Carol/Cate en regard qui maudit, quand après qu'elles se soient séparées, l'amie de Carol prononce le nom de Thérèse. C'est elle qu'on cherche à apercevoir dans la rue; c'est elle qui reçoit la déclaration, et c'est elle qui peut dire oui ou non. L'une par l'autre, elles se sont complétées et affirmées.

          Le film est traversé tout du long par une délicatesse et une grâce, depuis cette fabuleuse scène où les deux regards se captent une première fois dans le magasin de jouets; jusqu'à ces corps qui se fondent, nous renversent, trouvent un (nouveau) souffle. Pas de pics tragiques pour accentuer le mélodrame (hé non, le revolver n'est pas chargé), mais une froideur ambiante contre laquelle cognent ces deux visages : un barrage social dont on ne se rend peut-être pas compte mais qui est là tout autour, tout le temps, beaucoup plus violent que n'importe quel éclat de voix ou coup de sang. Un monde de réceptions, de traditions, de Noël obligatoires, de lieux publics et de leurs règles, de travail, de procès..., qui impose ses barrières et enferme les cœurs et les corps. Nos deux amoureuses, comme Thelma et Louise avant elles, ont décidé de tailler la route pour rejoindre la liberté. Ce ne sera pas ici le vol plané d'une voiture qui scellera le choix de cette liberté, mais la décision d'aller vers ce qu'on veut : plus de reflets ni de vitres dans le dernier plan, mais un mouvement vers l'autre assumé en public, et un regard franc où chacune va enfin s'appartenir.



CHARLOTTE

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