CADRES ET POSTURE CONTRE ETRE SOI
Un plan dit tout du
film : il se situe juste après la première rencontre des deux
femmes au magasin de jouets. Il montre Thérèse (Rooney Mara)
ouvrant son casier pour y ranger son bonnet de Noël, distribué par
leurs responsables le matin même. Elle est un peu sonnée, et attend
quelques secondes, immobile devant son casier. Le surcadrage de
l'image (plan + cadre du casier) et au même moment, le
retentissement de la sonnerie qui clôt la journée de travail, lance
le mélodrame. Thérèse, malgré la petite folie du bonnet de Noël
(bien qu'ici avant tout une obligation professionnelle), est appelée
par cette brutale sonnerie à se réveiller de sa rêverie, et nous
sommes également prévenus par l'image que l'horizon sera, pour
elle, "empêché". Ce plan prépare, explique et résume le film de
Todd Haynes : il dit à la fois la femme, le portrait, les
conventions et l'absence de liberté.
Les deux femmes n'auront
alors de cesse d'être toutes les deux "emprisonnées",
filmées tout au long du film derrière des vitres, des fenêtres,
des pare-brises, dans des miroirs ou à travers des embrasures de
portes. Même quand le moment ne semble appartenir qu'à elles, le
monde autour, puisqu'il est filmé aussi, puisqu'il est là, se
rappelle à nous comme figure écrasante.
Cette histoire de deux
femmes vue à travers le monde des convenances sociales, de la
bienséance, d'une posture obligatoire est glaçante, par ces regards
jetés par des passants, dans ces lieux où l'on n'a pas envie
d'être, dans ces dîners dégoûtants de mondanité, et jusqu'aux
tenues qui serrent les corps pour leur imposer une droiture : si les
robes de Carol sont magnifiques et lui vont à merveille, elles ne
cessent de nous rappeler le fardeau / porte-étendard d'une classe
sociale qui dirait « regardez, je parade » et de la
rigueur de ses conventions. Le port altier de Cate Blanchett impose
une assurance que n'a pas Thérèse, petite vendeuse moins aisée et
moins expérimentée; et dans le même temps, il nous fait deviner
son possible rapide déséquilibre. Cela rappelle ce même port de
tête et posture de corps qu'avait Nicole Kidman dans Les
Autres, quand le déséquilibre soudain s'invitait lui aussi
dans ce manoir familial pourtant fermé à double tour, et que la
fermeté bourgeoise vacillait.
Cate Blanchett. Un petit
instant de réflexion sur cette actrice s'impose. On pense la voir
beaucoup, la connaître. Moi-même, avant la séance, je me suis dit
tiens, encore un rôle de femme mondaine, qui va être déstabilisée
de sa confortable place dorée, comme dans Blue Jasmine
de Woody Allen. Ouais. Sauf qu'à chaque nouvelle rencontre avec Cate
Blanchett, une nouvelle nuance est là. Dans Carol, son
personnage est pris entre plusieurs feux : celui de la passion, celui
de la société, celui de la famille. Elle concentre tout ça dans
son jeu. Cette façon de lever la nuque, pencher sa tête au
restaurant et envoyer bouler le monde. Une manière de porter sur ses
épaules, comme une cape, son imposant manteau de fourrure, car je
suis une grande dame, mais ce foutu manteau m'écrase. Cette façon
d'être dans le cadre social parfait, assise au sol devant le sapin
de Noël, occupée à emballer un cadeau. Cette façon de regarder
Thérèse dans la première partie du film, des yeux qui fusillent;
on ne voit pas très bien comment aurait pu résister Rooney Mara.
Elle ressemble à un Valmont en manteau de fourrure, assurée de la
certitude de son pouvoir de séduction, et bientôt fragilisée par
l'amour vrai. Ce moment où elle fait tomber sans faire exprès son
mari après une dispute, cet autre où elle donnera elle-même la
conclusion du procès pour la garde de sa fille, tout en sacrifice
personnel, sagesse, calme et révélation de soi-même, faisant taire
le petit comité installé autour d'elle. Tout le monde peut porter
des talons aiguilles, sauf que quand c'est Cate, et pour cette
histoire là, elle les porte avec la classe qu'elle a, mais dans son
empressement pour rejoindre sa fille par exemple, on sent facilement
dans sa démarche qu'elle peut défaillir. Et en même temps, elle ne
tombera pas. Ce rôle condense l'intensité, l'étrangeté, la
sensibilité et la folie d'une actrice tout en grandeur.
Face à elle, Thérèse
est dès le premier instant, fascinée par Carol. Elle aime cette
'image' Carol qui vient d'arriver dans son monde, elle la
photographie d'ailleurs à foison. Elle découvre, elle apprend. Mais
c'est aussi elle qui va rendre à Carol sa liberté de femme, en
l'amenant vers un autre chemin : bientôt, elle la précède plutôt
que de la suivre, elle répond à sa place à la personne de l'hôtel
qui lui demande le numéro de leur chambre, c'est elle qui va choisir
la suite de luxe. Elle change le regard assuré, joueur et fier de
Carol/Cate en regard qui maudit, quand après qu'elles se soient
séparées, l'amie de Carol prononce le nom de Thérèse. C'est elle
qu'on cherche à apercevoir dans la rue; c'est elle qui reçoit la
déclaration, et c'est elle qui peut dire oui ou non. L'une par
l'autre, elles se sont complétées et affirmées.
Le film est traversé
tout du long par une délicatesse et une grâce, depuis cette
fabuleuse scène où les deux regards se captent une première fois
dans le magasin de jouets; jusqu'à ces corps qui se fondent, nous
renversent, trouvent un (nouveau) souffle. Pas de pics tragiques pour
accentuer le mélodrame (hé non, le revolver n'est pas chargé),
mais une froideur ambiante contre laquelle cognent ces deux visages :
un barrage social dont on ne se rend peut-être pas compte mais qui
est là tout autour, tout le temps, beaucoup plus violent que
n'importe quel éclat de voix ou coup de sang. Un monde de
réceptions, de traditions, de Noël obligatoires, de lieux publics
et de leurs règles, de travail, de procès..., qui impose ses
barrières et enferme les cœurs et les corps. Nos deux amoureuses,
comme Thelma et Louise avant elles, ont décidé de tailler la route
pour rejoindre la liberté. Ce ne sera pas ici le vol plané d'une
voiture qui scellera le choix de cette liberté, mais la décision
d'aller vers ce qu'on veut : plus de reflets ni de vitres dans le
dernier plan, mais un mouvement vers l'autre assumé en public, et un
regard franc où chacune va enfin s'appartenir.
CHARLOTTE
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