COUP DE POUCE POUR LES HISTOIRES
Si on pense de manière évidente que les dessins animés sont avant tout pour les enfants, rares sont ceux qui mettent aussi fortement l'enfance au cœur de leur histoire, et de manière si juste. C'est-à-dire qu'ici, deux des personnages principaux sont des enfants, mais va être surtout développée au cours du film une ébauche de définition de l'enfance, car elle est multiple et infinie, celle qui ose, voyage, brise les frontières, construit, comprend plus vite, celle qu'on emprisonne et qu'on perd.
La lecture de ce film est, me direz-vous, sensiblement celle d'un conte (hormis le fait que ce soit déjà l'adaptation d'un livre pour les enfants extrêmement connu) : le chemin progressif d'une petite fille qui va changer au fur et à mesure de ses rencontres avec un vieil homme, un renard, un prince,... et qui va se découvrir elle-même. Le destin de presque tout héros d'histoire, figure scénaristique, princesse, chevalier, enfant perdu, super-héros en devenir, mutant x ou y… L'intelligence a été ici de prendre appui concrètement sur le récit original (Le Petit Prince de Saint-Exupéry) et de le faire rayonner vers d'autres latitudes, là où d'autres films ne se contenteraient que d'adapter de façon linéaire, souvent pour palier le manque d'imagination. Ici le RÉCIT est là haut et fort : textuellement déjà, il hante les pensées et le temps d'un vieil homme, échappé d'une autre histoire et bloqué dans la triste vie réelle; il sauve une petite fille en passe de sombrer une bonne fois pour toutes dans le "projet de vie" que sa mère a prévu pour elle. Il aurait pu s'arrêter là, le boulot était déjà chouette, révéler l'enfant qui sommeille en deux êtres. Mais la magie est encore plus forte : c'est, désormais, armée de sa croyance au récit que la petite fille va aller trouver ce héros célèbre, et le réveiller de son oubli, un peu comme l'a été le Peter Pan de Hook. Eh oui, on se sert de tous ces personnages héroïques pour égayer nos vies, rêver, se divertir, mais n'ont-ils pas eux aussi besoin de nous ? Pour que jamais ils ne se perdent et ne s'effacent. Il faut LIRE et CROIRE ! Je l'ai déjà dit à d'autres occasions, mais ce que met en branle ce film ne me donne pas d'autre solution que de le redire : il n'est pas fréquent de voir une petite fille faire démarrer une carcasse d'avion pour aller toquer aux portes de la mémoire d'un Prince oublié. Un personnage qui s'empresse de servir de béquille à un autre personnage pour qu'il retrouve les images et lignes qu'il a fait vivre pendant si longtemps. Et quand le personnage de papier (si beau en stop motion) se transforme, aux retrouvailles de ses souvenirs, en petit prince d'image de synthèse, plus familier du cinéma actuel, c'est une tendre façon de faire se mouvoir sous nos yeux, encore de façon concrète, l'adaptation. Rien n'est plus normal finalement puisqu'à ce moment du film, le Petit Prince est devenu celui de la fillette.
Le film nous offre ainsi, par cette fantastique utilisation du récit, quatre chemins : un premier chemin/lien entre le vieil homme et la petite fille, un deuxième qui va de la petite au Prince, un troisième qui boucle la boucle : la petite fille retrouve le vieil aviateur, et elle lui apporte ses pages griffonnées et dessinées, qu'elle a relié en un volume. Pas d'autre image plus belle pour dire l'emprunt de la fiction, l'appropriation qu'elle s'en est faite, l'ordre qu'elle y a mis – en faisant ce grand voyage et en reliant les pages en un livre – et le cadeau qu'elle en fait maintenant, comme une transmission vécue dans les deux sens, pour celui qui offre et celui qui reçoit.
Le quatrième chemin ferme la marche, il est celui, intime et personnel, qui se tisse entre tous ces personnages et nous spectateurs devant l'écran. Comme toute très bonne histoire, elle a continué jusqu'à nous.
Ensuite, formellement, le récit est très présent aussi. Il occupe deux espaces visuels : celui de l'image de synthèse pour l'univers de la fillette, sa maison, sa mère, son voisin aviateur; et celui de la stop motion, pour le récit du Petit Prince que conte l'aviateur. Nous avons déjà évoqué la réunion des deux univers quand la fillette retrouve le Prince et qu'il redevient enfant. Ce choix est très important pour faire voir l'entrée de la fiction dans la vie quotidienne. Les beaux personnages de papier animés image par image viennent réveiller un décor que l'on a beaucoup vu dans le cinéma d'animation contemporain : des personnages qui ne sont plus dessinés, pour lesquels l'ordinateur est devenu tellement habituel qu'il les ôte parfois de la vie qu'il doit faire naître. Deux styles donc pour que dans l'histoire un univers embellisse un autre.
Une autre volonté va dans ce sens pendant tout le film : montrer qu'il est bon de désordonner la symétrie. Beaucoup de plans sont construits dans cette idée dans la première partie du film, dans la maison (le panneau du "projet de vie" accroché au mur par la mère, le bureau bien rangé, les pages du livre recouvertes d'équations et symboles compliqués), dans la ville (plans de haut sur des rues Tetris où les voitures vont et viennent dans une lente et triste routine), dans l'enceinte de la prestigieuse école où est interrogée la petite fille au début, un-enfant-un-parent-un-banc-une-affiche, un jury, le modèle par excellence … du modèle, celui qu'on doit suivre pour entrer dans les rangs. Cette symétrie effrayante se retrouve même sur la planète où le Petit Prince, reconverti en ramoneur maladroit, a oublié qui il était : la petite fille slalome tant bien que mal entre des ouvriers semblant marcher d'un même pas. Ce sont aussi eux que l'on voit assis à leurs bureaux tels des pions sans vie, alors que derrière la baie vitrée passe un avion n'appartenant pas à ce ciel grisâtre. Cet espace symétrique va être brisé au fur et à mesure du film, à la grande joie de celui qui veut rêver : le début du désordre étant intervenu quand l'aile de l'avion traverse violemment la barrière du jardin puis le mur de la maison voisine; et quand l'avion en papier se dépose sur le livre de géométrie-physique-quantique qu'étudie notre petite héroïne. Le salut c'est l'avion, petite !
Formellement encore, beaucoup de choses sont emprisonnées dans le film, en plus de la fillette dans son projet de vie trop fun – même pas le temps de manger une pomme le bip de la montre somme de passer à l'autre case du tableau. A l'image des boules à neige que lui envoie son père à chaque anniversaire et qui s'accumulent sur son étagère. Elles retiennent un peu tout ce qui sommeille en elle et que retient sa mère dans ses habitudes de bien ranger et bien cadrer. A l'inverse, le bordel magnifique de la maison du vieux voisin n'attend qu'un top départ pour s'envoler.
Cet apprentissage du désordre et donc du rêve et de la poésie, la petite fille n'aura pas mis longtemps à l'accepter et le faire soi, pour servir à son tour de déclencheur et de libérateur. C'est elle qui va casser la sphère immense - qu'on prendra aisément pour une boule à neige XXL - qu'a installé le méchant roi sur sa planète pour emprisonner les étoiles. Cette image, comme celle de l'avion en papier sur le livre de maths et celle du livre relié offert à la fin, fait partie des plus émouvantes de ce film selon moi car elle donne à voir le possible. L'imagination, les rêves, les histoires, les voisins bizarres sont là pour nous faire briser les sphères qui nous emprisonnent. Et cela vaut aussi bien pour les enfants que pour les adultes.
Alors soit, les livres et les histoires. Mais il y en a beaucoup, et il serait facile de se perdre parmi tous ces mots. La phrase clé, celle qui libère, celle qu'on obtient à la fin de l'histoire de la même manière qu'un autre héros obtiendrait un trésor, se doit d'être prononcée par la bonne personne : « Tu seras une adulte formidable », pas celle dit par la mère devant son tableau annoté. Pas non plus celle clamée par l'infâme personnage chargé de faire grandir plus vite les enfants, dans son antre-usine où les vélos deviennent des trombones (attention traumatisme). Mais par le gentil voisin qui a grandi avec son histoire, qui a su la comprendre et la partager.
Le bon discours donc, une chose qu'aura compris le film sur lui-même. Car tout en collant à son époque, à son propre objet filmique, il dresse un beau passage entre lui et les spectateurs, et clame aussi fort que possible la force de l'imagination.
CHARLOTTE
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