« I'M A FUCKING ACTOR ! »
Nous sommes en présence de deux idées qui se réfléchissent : les déambulations d'un homme qui cherche ce qu'il est, et en parallèle un film qui réfléchit et montre son statut de film (la caméra qu'on sent comme jamais, la scène où le Birdman prend vie dans la rue et scande quasi face caméra que de toute façon, le spectateur ne veut qu'action, blockbuster, et qu'il n'a que faire des pensées philosophiques des films d'auteur). Le fait que les deux principaux choix de cadrage soient les multiples caméras à l'épaule suivant les personnages dans les couloirs exigus des loges du théâtre et les plans qui prennent plus de hauteur, par exemple celui montrant la scène de théâtre de haut, parmi les câbles, projecteurs, fils surplombant les acteurs, ou ceux montrant le ciel et le haut des immeubles forme une bivalence nous mettant à la fois proche de l'homme – les couloirs sinueux pour le labyrinthe du cerveau- et témoin de la mécanique qui l'écrase – les fils du marionnettiste, le réel derrière le jeu, l'homme en slip derrière le super-héros.
L'homme ET le film qui réfléchit sur l'homme qu'il filme : ce n'est pas seulement Riggan Thomson qui se démène avec ses ailes de movie star, mais l'acteur de notre réel Michael Keaton, lui-même au passé d'homme ailé et aux zones d'absences cinématographiques. Les deux cohabitent idéalement et c'est le sujet du film : un acteur obsédé par son métier si particulier. Comme un entrelacement, un cercle vicieux qui rattrape l'obsédé par son obsession, de la même façon que les fans, les journalistes et les curieux poursuivent la star, de la même façon que l'image de soi que l'on a se collera toujours à celle que l'on voudrait ou celle que l'on se fabrique, que l'intime se heurte et s'entremêle au publique..., ces cercles infinis et en miroirs trouvent leur illustration dans le film par les plans séquences, moyen pour le cinéma de ne jamais lâcher.
Un métier, celui d'acteur, qui met la vie en exergue, et rien n'est plus passionnant qu'un film qui parle du jeu de la vie. Il permet par là de montrer les coulisses de ce milieu à qui en serait curieux, et ajoute une densité supplémentaire pour donner à voir son personnage : Riggan Thomson est l'auteur, metteur en scène et comédien principal de la pièce qu'il répète au début de Birdman. Il est donc aux manettes d'une chose qu'il gère complètement de A à Z. Si la notion d'acteur entraîne d'elle-même celle de double (et elle est largement présente ici par les multiples motifs qui parsèment le film comme la voix off pour la voix du Birdman, les perruques, le miroir dans la loge, le masque – maquillage, barbe, pansement sur le visage à la fin... ), le film est encore plus dense, et j'ai envie de comparer la structure de ce film à celle d'un oignon.
En première couche, et qui n'est pas dans le présent du film mais se situe avant, on a le passé de Riggan, son gros succès avec le rôle du Birdman. En deuxième couche, le gros passage à vide violent pour une personne qui vit aussi par sa vie publique et exposée. Troisième couche (on part sur un oignon assez gros...), le présent du film, sa situation d'énonciation : Riggan est à quelques jours de dévoiler sa nouvelle pièce de théâtre, très attendue, et à mille lieux du Birdman. Problème : les sous-couches sont légion.
S'il a écrit le texte, met en scène, incarne, choisit ceux qui l'accompagnent (et supprime ceux qui ne lui plaisent pas), Riggan a bien du mal à parvenir à livrer cette pièce "de résurrection" : déjà il faut trouver le bon costume; si la cape est abandonnée, les nouveaux vêtements de fiction se font une joie de se faire la malle et de ne laisser qu'à Riggan son seul slip. Faute de bon costume, il persiste, mais les seconds rôles (il y en a beaucoup dans une vie...) y vont de leur explosions : la maîtresse de Riggan qui en coulisses lui annonce qu'elle est enceinte (premier frein à la résurrection); sa fille qui lui hurle ses quatre vérités blessantes d'acteur raté (il n'entend pas ou peu), ou encore Mike Shiner, son partenaire dans la pièce (formidable Edward Norton) qui fait tomber le rideau sur la générale en l'interrompant dans sa tirade et hurlant devant le public ce qui serait la face cachée de ce texte écrit selon lui pour flatter son ego. Cette troisième couche serait l'étape finale d'une identité retrouvée à travers cette pièce, mais elle se fait indécollable de la première couche qui l'a vu naître aux yeux de tous : le Birdman. Et la voix très christian-bale-en-batman* de celui-ci ne cesse de se rappeler à lui durant toutes les étapes d'accouchement de la pièce. De la même façon, les coups de batterie qui parsèment le film du début à la fin tonnent comme les coups du destin propres aux tragédies grecques – qui fatalement arrivera – et surtout comme les démêlés bruyants de la conscience de Riggan. Le batteur prend même vie deux fois, dans la rue et dans la loge du théâtre. Le Birdman aussi, après avoir résonné lourdement dans sa tête, se matérialisera dans la rue, créature échappée d'un autre film, d'un autre genre de cinéma, qui fait péter deux trois voitures sur son chemin, rend son cri à Riggan/Keaton et le fait VOLER. T'es pas un ptit théâtreux du dimanche soir mec, t'es un Birdman. Jolie idée de la force en nous qui nous soulève jusqu'à la confiance en soi. Il a finalement trouvé le cœur de l'oignon.
A propos justement de ce Birdman au cœur de notre affaire : Riggan pourrait être une ancienne star de la télé, ou encore une vedette de la comédie, ou bien un acteur qui a accédé à la célébrité à un jeune âge. Non, c'était un SUPER-héros. Le mot ankylose rien qu'à sa simple évocation les frêles épaules de celui qui l'endosse. Un héros+++, doté de pouvoirs et de dons qui dépassent l'humain. Ça les gens s'en foutent un peu : la confusion personnage/acteur est encore très fréquente actuellement. Ses capacités de fiction, vues des milliers de fois par des milliers de spectateurs, dépassent le cadre du récit pour déteindre sur la réalité. Inarritu dépeint bien cette fine frontière qui sépare l'imagerie du corps réel, il ne cesse d'ailleurs de franchir les frontières dans son film, celle du genre comme on l'a vu, du récit extra et intra diégétique; et donc il offre à son personnage les capacités qu'il n'avait que fictivement par le passé. Le choix du super-héros est aussi dans la mouvance, ça pullule de « Super » sur les écrans et Inarritu en rigole bien : les Fassbender, Downey Junior, Renner sont cités comme les acteurs « classe » qui ont choisi eux aussi d'incarner des gars en costume. Ici, le Birdman serait à la fois le souvenir que les gens ont de Riggan et qui forme son image publique, le Moi délirant de Riggan (celui qui casse tout dans sa loge), le fantôme de son passé révolu, l'envie d'une gloire perdue, et la force intérieure qui lui fait se sentir combattant face à la difficulté. Plus qu'une simple schizophrénie, le Double maléfique a laissé place au bon Birdman; d'où les différentes couches pour y parvenir.
Dans ce théâtre de l'âme où cohabitent sa fille, son ex-femme, sa maîtresse, son concurrent, son assistant, son juge (la critique), il cherche ses mots, s'emporte, délire, répète, recommence, ose (« l'artiste prend des risques »), tente la tirade vérité, entre en scène par une autre porte, se met à nu, se défigure en frôlant la mort... un schéma de vie raconté par Inarritu dans une double mise en scène, celle du cinéma et celle du théâtre; et par l'incarnation d'un acteur gigantesque tour à tour clown, héros mythique (Icare est évoqué), convoquant Natalie Portman de Black Swan, Mickey Rourke de The Wrestler (pour leur rapport à la scène et à la folie destructrice) ou l'hystérique Julianne Moore de Maps to the stars; à la fois sur-homme et homme dénudé.
Et finalement, Riggan réussit à voler et s'élever, dans un sublime plan final où le fantasme s'incarne dans le hors-champ, et dans les yeux d'Emma Stone à la fenêtre. L'incroyable a enfin réussi à se faire voir alors qu'il n'est déjà plus à l'image. Une final poétique qui nous offre à nous spectateurs la suite du champ, comme un objet lancé en cadeau.
BIRDMAN OU (LA SURPRENANTE VERTU DE L'IGNORANCE) - Etats-Unis - Alejandro Gonzalez Inarritu - 2014 - avec Michael Keaton, Emma Stone, Edward Norton, Andrea Riseborough, Zach Galifianakis, Naomi Watts,...
* mais surtout très "Michael-Keatonienne-en-Batman" dans les films de Tim Burton... à condition de les regarder en version originale, et non en V-F où le double de Bruce Wayne possède une voix trop juvénile et donc inappropriée. Mais le tout reste beaucoup plus convaincant que les rots gutturaux et risibles de Christian Bale (note du rédac' chef)
Il y a un très bon site https://fullfilmstream.net/ où vous pouvez regarder des films gratuitement et en bonne qualité, calmement
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