Et s'il avait répondu
Je pense à Xavier Dolan.
Je pense à lui car il m'avait paru un peu fatigué, un peu triste,
un peu en retenue lors de son passage dans une émission télé il y
a quelques jours, pour la promotion de ce film. On l'a attendu
longtemps celui-là, on l'a attendu à Cannes, et puis non, on a
suivi les différentes péripéties de sa fabrication, de son
montage. A l'heure actuelle, les Canadiens attendent toujours une
date de sortie, le comble pour un réalisateur local. C'est peut-être
quand on aime un art passionnément qu'on peut le fustiger le plus
violemment : créer rend démoniaques les spectateurs de cette
création. On s'en est souvent pris à Dolan, depuis le début. Ce sont
même ces échos qui ont précédé mon premier avis, alors même que
je le découvrais, au cinéma avec Tom à la ferme. Je ne suis
pas là pour dire qu'untel a tort parce qu'il a dit telle chose. Je
ne connais pas personnellement Xavier Dolan, je crois connaître un
peu ses films, c'est le cinquième que je vois de lui. Je ne lui
écris pas de lettre (ou peut-être en écrivant là, finalement),
mais je voudrais qu'il se rassure. J'ai été rassurée, moi, en
découvrant son film, rassurée sur
l'art, le cinéma, l'acte de création, sur les personnages de
fiction et le pouvoir-miroir qu'ils peuvent avoir. Rassurée
parce que, depuis le temps que l'on crée, même si tout a déjà été
dit ou vu, tout peut être encore. Tout peut être investi. On
répétait et on continue de répéter partout « C'est son film
américain ». Je ne vois néanmoins que lui dans Ma Vie avec
John F. Donovan. Et ce n'est pas dit comme une lassitude, car il
a même un peu abandonné son exubérance, moins perruqué ses
actrices, par exemple. Bon, la musique est toujours là, et ses
morceaux pop – y aurait-il quelques souffles de Titanic,
dans les chœurs de la bande originale de Gabriel Yared ? La place
centrale est une nouvelle fois, et toujours, celle de la mère
(exceptionnelles Natalie Portman et Susan Sarandon), éternel sujet
de réflexion, de rêverie, de regrets, de violence, et d'amour pour
Xavier Dolan. Pour certains c'est un film sur la célébrité, il me
semble avoir lu ça au tout début du tournage, quand le projet
attisait, que les premières photos de son prestigieux casting
sortaient. Américain ou pas, Dolan est toujours au montage. Au
scénario, et probablement auteur des dessins préparatoires des
costumes. Mais surtout, au-delà d'une figure de réalisateur que
d'autres qualifieraient d'écrasante, il est un créateur qui arrive
à infuser ses personnages de souvenirs, de rêves, de choses
manquées. Quand un autre inventera un film choral éparpillé, Dolan
réussit à créer un lien entre deux personnages qui jamais ne se
rencontrent, et entre ceux qui gravitent autour de chacun d'eux. Ils
s'envoient – se renvoient leurs rêves, leurs déceptions, leurs
solitudes. La star Donovan pousse le petit Rupert sur son chemin de
vie. Les idoles servent à ça. Elles remplacent des absents,
complètent les autres. Elles sont inspirantes, elles sont un phare
comme celui qui guide les bateaux. Dolan est Rupert/Jacob Tremblay,
on sait qu'il envoyait lui aussi des lettres à ses artistes
préférés. On aime le voir retrouver le gamin qu'il était. Ça a
du être prodigieux à filmer pour lui.
Il est aussi certainement
J.F. Donovan ; mais si on l'avait devant nous, on ne lui demanderait
pas s'il trouve la célébrité pesante. Le film parle de ça bien
sûr, de cette place étrange exposée aux yeux de tous. Mais il
parle surtout de la place que l'on
a et qu'on veut avoir. John ment publiquement pour exister en
tant qu'acteur et renvoyer une image dite « conforme »,
mais il ment aussi à sa famille. Rupert, nouveau en ville, moqué
par ses camarades de classe, un père inexistant, se trouve un modèle
en John. Dans une scène très dure, et superbement filmée et jouée,
il se dispute avec sa mère en lui criant des vérités difficiles à
entendre : elle a abandonné sa carrière d'actrice, elle se ment à
elle-même en croyant commencer une nouvelle vie ici, etc. Elle
aussi, on imagine, se cherche une place. Dans une belle scène en
bout de film, John – Johnny, Jonathan, les gens ne l'appellent pas
comme il voudrait qu'on l'appelle – est seul dans un coin reculé
d'un petit restaurant. Un homme âgé apparaît et le reconnaît, lui
dit que son petit-fils est fan de lui. Il ne veut pas déranger mais
John, naturellement, se livre à lui. Lui confesse qu'il a
l'impression d'avoir volé la place qu'il occupe. « Comment
auriez-vous pu voler une place créée exprès pour vous ? »
lui répond l'homme avec toute sa sagesse de vie. Le regard de John
s'apaise. Tout est là je crois, dans cette réplique, le film est
arrivé au bon virage, via cette figure de vieil homme, inédite chez
Dolan, chez qui on a beaucoup vu, presque essentiellement, des
adolescents, des jeunes adultes, des femmes. Il serait une sorte de
figure détachée du reste du monde, divine presque, qui se pointe
quand une marée de questions nous assaille.
C'est le cœur du film,
et un thème comme celui de la célébrité découle de cela :
qu'est-ce que la célébrité sinon une identité « surpuissante »
livrée en place publique, que les gens croient connaître et
comprendre comme si l'individu en question était un de leurs
proches.
D'ailleurs, on sait que
Dolan a abandonné une idée en chemin : il a coupé au montage toute
la partie de Jessica Chastain, qui jouait une « méchante »
il me semble liée au super-héros que devait interpréter John dans
son prochain film. Selon Dolan, ce personnage ne s'intégrait pas à
son film, disait autre chose. On comprend aisément maintenant qu'il
l'ait écarté, n'appartenant pas à la sphère intime de John. Un
super-héros aurait été factice, dans un film sur un homme qui a
déjà du mal à se chercher, loin d'être « super ». Et
puis, c'est intéressant de réfléchir aussi à cette suppression,
malgré une production américaine, le réalisateur a enlevé ce qui
est caractéristique d'un certain cinéma américain justement, les
super-héros. Jusqu'au bout il a modifié son film, on peut
s'apercevoir en regardant la bande-annonce après la projection, que
certains plans n'y sont plus, notamment celui où John enlève sa
capuche dans la rue, l'écharpe qui recouvre une partie de son visage, et découvre des couvertures de magazines. Une
autre facette aurait été dite ici, et certainement pas la bonne.
Dans le montage final, le projet de film de super-héros est évoqué
en famille, moqué, et finalement c'est un autre acteur qui aura le
rôle.
C'est ce que s'efforce de
trouver un auteur, un créateur quand il invente une histoire : son
acte de création est toujours une
façon de se chercher lui-même. En se travestissant, en
travestissant les autres, en appuyant les couleurs (rouge, jaune,
bleu, il y en a plein dans le film qui éclairent la vie ordinaire).
En ouvrant des iris comme le cinéma muet le faisait, pour pointer
quelque chose de précis – John dans une scène troue de son poing
le mur de chez sa mère, et on observe son visage de là, comme une
ouverture à l'iris. En se mettant en scène derrière d'autres
comédiens. En faisant avec eux prendre corps ses souvenirs, ses
rêves, ses idées. Alors, quand il y a des vérités comme
celles-là, elles sont entendues. Car c'est un ballet, qui ne
marcherait pas pour nous s'il n'était pas sincère et intime. Les
murs de ma chambre étaient également recouverts de posters, même
si je ne criais pas devant la télé comme Rupert (seulement
intérieurement :-) ). C'est bien dommage alors de parler
d'égocentrisme, de dire que Dolan ne fait que s'écouter, quand on
voit cette démarche emplie de tellement de choses, et qui donne au
final un résultat très vrai. Oui, il s'écoute, plus que tout,
comme tous les créateurs le font, consciemment ou inconsciemment, et
il en fait des films, gardant les rênes de son projet à chaque
fois.
Le récit de cette
enfance épistolaire et de cet acteur star est recueilli par une
journaliste qui au début n'a que faire de cette interview (fabuleuse
Thandie Newton qu'on est ravi de revoir au cinéma). Elle referme le
film de son sourire, riche de cette rencontre avec un Rupert devenu
adulte qui a trouvé, lui, ce qu'il voulait, et qui suit son chemin.
Elle a accueilli une délivrance, une histoire de vie.
The Death and Life of
John F. Donovan : le titre original est presque celui d'une
épopée. La vie en est une, alors si on peut avoir sur nos murs
d'enfants quelques étoiles pour guides, ça peut être utile. Et l'importance de ce genre de confession sera peut-être comprise plus tard.
Charlotte