Psychothérapie des
héros
L'artiste fait irradier.
Normalement, il est là pour exprimer, pour donner à voir ce qui est
souvent intérieur, en tout les cas non verbalisé ; que ce soit le
bien ou le mal. C'est son job, il est là pour ça. Il est alors
bénéfique pour les autres. Mais qu'a-t-il gagné, en retour ? On
souhaite à M. Night d'être heureux, dans tous les cas, on l'a
reconnu. C'est lui qui irradie dans Glass, c'est sa lumière
si particulière. C'est un bonheur de se retrouver dans ses plans, on
s'y love comme près d'une cheminée, en étant parfaitement
conscient de la possibilité du déséquilibre. C'est parce que tout
y est pur, habité : c'est le réel qu'il filme pourtant tout le
temps, avec si peu d'effets spéciaux, si peu de grimages. Et tout
est là, dans cette subtilité qu'il a de donner à voir une histoire
de genre fantastique avec autant de réalité possible. Ou l'inverse,
donner à voir une histoire réaliste, en ne l'entourant que de
fantastique. Il n'a toujours fait que ça, dans toutes ces histoires
précédentes. Et c'est pertinemment ce que ne comprend pas le
docteur Staple « Vous formalisez trop. » lui dit-on.
Bruce Willis filmé par Shyamalan... ça nous avait manqué |
Les couleurs du monde
Que voit donc Shyamalan
dans l'œilleton de sa caméra, si les bâtiments, les rues, les
maisons qu'il filme sont les mêmes que ceux que l'on voit nous ? Il
n'en change rien pourtant. Sa pertinence réside dans le fait qu'il
va y voir ce qui divise, ce qui traverse, ce qui en glisse, ce qui
illumine. Un poteau qui scinde une voiture – et le plan dans le
même temps – en deux, une pièce dont la profondeur va éloigner,
puis rapprocher deux personnages, une table qui fait glisser la
caméra d'un bout à l'autre, l'immensité d'un bâtiment qui
rappelle au héros combien il est tout petit (hello, Cole). Et tiens,
puisqu'on parle de lui, peut-être que c'est ça : Shyamalan aurait
neuf ans éternellement, et il « voit le monde comme il est
vraiment » tel que le dit Elijah à Luke, l'enfant de la horde
McAvoy. Peut-être que c'est ça : on voit tout ce que voit
Shyamalan, mais lui a gardé toutes les subtilités du monde, comme
son Cole extralucide, alors que nous, nous avons pu en perdre pas mal
en route.
L'artiste est là pour
nous redonner à voir donc. Les couleurs sont particulièrement
belles dans Glass : le orange automnal des briques de
l'hôpital psychiatrique, le rose de la grande galerie, le jaune de
la combinaison de Kevin, le violet du costume d'Elijah, le roux
appuyé des cheveux du docteur Staple, le gris du ciel, et toutes ces
teintes dont on ne saurait dire pourquoi elles sautent aux yeux, mais
dont on est sûr qu'elles irradient. Ces couleurs sont à l'image du
film en entier : tout en finesse. Elles poétisent mais inquiètent,
elles sont là pour nous interpeller mais également résonner chez
les personnages. De même, Shyamalan distille toujours les justes
reflets au sein de ses images : dans la pupille d'Elijah, dans le
rétroviseur de la voiture du docteur. Il ne se place jamais au
hasard, et c'est pour cela que ses films sont précieux : ici, il
sera dans la flaque d'eau alors que David Dunn s'échoue au sol,
devenant une forme abstraite et sombre à l'image. Il sera au-dessus
de Joseph alors que le jeune homme sort de l'hôpital, et nous le
fait ainsi apparaître à l'envers. Recadrer le réel pour gentiment
l'interroger.
Le violet pour Elijah |
Le roux pour les cheveux du doc, le rose pastel pour la grande salle |
Le jaune |
Les yeux dans les yeux
Subtilement encore une
fois, Shy nous met à plusieurs reprises face à ses personnages.
Ainsi, s'ils reflètent toujours beaucoup de choses plus grandes
qu'eux, ils existent aussi à part entière. En mettant la caméra à
la place de ce que regardent les personnages, comme l'ordinateur sur
lequel fait des recherches Joseph, ou encore à la place des caméras
de surveillance de l'hôpital psychiatrique, il nous fait nous
regarder dans les yeux, avec eux. Ce n'est pas anodin. Ainsi, nous
sommes bien témoins, partie prenante. Et c'est tout le propos de
Glass et de sa conclusion : il ne faut pas nier les héros.
Par héros, nous entendons personnages principaux – ils peuvent
être bons, moins bons, mauvais. Il ne faut pas nier ceux qui font
l'extra-ordinaire, ne pas cacher les fragiles. Il faut croire en la
force de chacun, il faut soigner la douleur plus que tout. Cette
vérité n'est pas bonne à entendre pour les autorités, on ne sait
pas trop où la ranger dans les rayons placardés aux néons
« héros » ou « vilains ». Dans un monde
d'images modelées, il ne fait plus bon vivre pour les héros, trop
subtils, alors ce sont les alliés, les personnages secondaires, qui
vont sauver la vérité et la révéler. Le film est l'objet de
l'artiste pour la clamer : c'en est fait avec Glass.
La déconstruction des
héros
Implanter dans son
scénario sa propre négation/contradiction, ainsi que sa propre
analyse, c'est toute l'intelligence de Shyamalan, qui pointait déjà
dans Split. Principalement par l'intermédiaire du personnage
du docteur Staple, sorte de Dana Scully anti-surnaturel qui, dans
cette géniale scène « rose » fait s'asseoir devant elle
les trois « internés ». Et de discuter longuement avec
eux en leur démontrant leur état ordinaire par A+B. On y croirait
presque. D'ailleurs, David Dunn se laisse prendre un temps (sérieux,
elle a cru qu'on allait gober que Bruce Willis est ordinaire ?). Shy
est très fort. Il fait douter ses propres personnages. Il enlève la
cape, rend légume et impuissant, fait taire les 23 identités. Et
pose la question dans le même temps du genre, et de sa croyance.
C'est poser une bombe dans son propre château. Laisser ses
personnages se faire entendre la possibilité de leur non-existence.
Analyser par une autorité a priori compétente son propre système
d'écriture, au risque de faire s'écrouler l'entreprise. C'était le
danger de voir s'en aller des spectateurs effrayés par cet abandon
de fiction. Jamais dans aucun Marvel on aura vu des (super) héros se
faire ainsi traités d'ordinaires. Les retrouver alignés comme de
vulgaires objets d'études. C'est là où Shyamalan, et par extension
ses personnages, sont plus malins que la théorie / le docteur Staple
/ la multitude des Marvel contemporains : ils osent s'autodétruire
pour le bien collectif, pour faire parvenir la lumière sur eux, et
s'exposer aux yeux de tous, pour la bonne compréhension du message -
cette lumière qui divisent Patricia, Kevin et les autres. Shy laisse
la Tour et son final bling bling à Tom 'M-I 36'. Mister Glass a
prévu un meilleur happening. Il a trait aux origines, à l'en
croire. Quelque chose de plus enfoui donc.
Elijah/Glass a tout
compris grâce aux comics. C'est surtout qu'il faut savoir lire.
Garder la foi. Arriver à comprendre. Trois choses essentielles qui
traversent le cinéma de M. Night Shyamalan et qu'il ne faut pas
cesser de se fixer comme règles de conduite. Qu'il continue de le
redire, patiemment, poétiquement, sans brusqueries, quelque soit les
traits qu'il fera prendre forme devant sa caméra. C'est essentiel.
Les héros sur la table "- Si vous êtes des super-héros, pourquoi vous n'êtes que trois ?" |
La vérité se trouve dans les bandes dessinées. A bon entendeur ... |
CHARLOTTE